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légitimes, sans profit, par conséquent, pour l’enfant naturel, et sans profit seulement pour sa mère abandonnée ? d’égoïsme, quand, en somme, nous l’avons dit, l’histoire est là qui nous le prouve, on ne demande si fort la recherche de la paternité que pour n’avoir pas à desserrer les cordons de sa bourse, et de peur que l’enfant ne tombe à la charge de la communauté. « La défense de la recherche, a textuellement écrit l’un de ses partisans les plus convaincus, en multipliant les abandons, contribue à augmenter les charges publiques, et à poser l’insoluble problème de l’assistance sociale ; » et de cette « augmentation des charges publiques, » il n’hésite pas à se faire un argument pour la recherche de la paternité. Mais nous, tout au contraire, — et c’est par là que nous terminerons, — nous croyons fermement que, si cette « fraternité » dont on nous parle tant et que l’on pratique si peu, si la charité, généreuse, active, éclairée vient d’abord au secours de l’enfant abandonné ; si les femmes, à défaut de l’éducation de la famille, sont protégées contre elles-mêmes et contre la séduction par une loi plus sévère ; enfin s’il est une fois pourvu convenablement à l’entretien de la mère, alors, c’est l’intérêt même de l’enfant naturel qu’on lui épargne jusqu’à la connaissance du père qui l’a renié. Plus on y réfléchit, moins on voit, en effet, ce que le principal intéressé, je veux dire l’enfant, gagnerait bien, l’existence et l’éducation lui étant d’ailleurs assurées, à ces reconnaissances forcées ; et j’ai tâché de montrer ce que tout le monde perdrait à la libre recherche de la paternité. Nous serions vraiment trop heureux, car le remède y serait trop aisé, si tant de maux dont M. Dumas nous effraie, ne provenaient que de l’interdiction de la recherche de la paternité, mais c’est d’une source plus lointaine, grossie de trop d’affluens dans son cours, et enfin plus cachée, qu’ils dérivent. La facilité des mœurs ne naît pas de la condescendance des lois, mais au contraire, la condescendance des lois de la facilité des mœurs. Si l’adultère, par exemple, est encore, à ce que l’on dit, si fréquent dans nos mœurs, ce n’est point du tout parce que les lois le frappent trop bénignement, mais au contraire les lois ne le frappent si bénignement que pour n’avoir pas voulu se mettre trop ouvertement en contradiction avec les mœurs. Et c’est pourquoi, si nos lois devaient permettre un jour la recherche de la paternité, bien loin d’y voir le principe d’une heureuse réforme ou correction des mœurs, il y faudra reconnaître l’une de ces diminutions de moralité que la loi même est obligée de consacrer quelquefois afin de ne pas devenir lettre morte, et de retenir, à tout prix, au milieu d’une société qui s’en va, quelque ombre au moins de son prestige antique.


FERDINAND BRUNETIERE.