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Avez-vous remarqué que, dans une classe de trente élèves, il y en a dix dont chacun, pour sa famille et pour un petit cercle, est « toujours le premier ? » De même, à confronter les auteurs contemporains, on trouverait qu’il sort de l’École polytechnique et de l’Ecole centrale au moins dix premiers par an.

Le jeune André Laroche est de ces privilégiés. Par surcroît, comme plusieurs autres héros de la comédie moderne, il a écrit un livre dont on ne dit pas le titre, mais qui se trouve justement sur le bureau d’Armand ; il est permis de prévoir qu’au second acte on obtiendra pour lui « une audience du ministre, » et s’il n’est pas décoré au troisième, ce sera par une singularité de l’auteur. D’ailleurs, il se distingue assez, comme il est, de son frère selon le sang, Fabrice Evrard. C’est ce qu’il est donné à Laroche d’apercevoir, quand le bel Armand lui présente son fils : pas méchant, à coup sûr, mais si léger ! Comment ne le serait-il pas avec la morale mousseuse que son père lui verse ? Fabrice fait confidence à son père de ses folies ; son père le sermonne à sa manière ; et comme Laroche s’étonne de la confidence autant que du sermon, Fabrice lui rappelle que son père est un camarade, qui naguère a fait des siennes. « Mes complimens ! s’écrie Laroche, ton fils est parfaitement bien mal élevé. — Amène-moi le tien. » riposte Armand. Laroche ne se fait pas prier. Pendant qu’il va quérir l’ingénieur, le bel Armand conçoit un projet qui satisfait sa conscience et même son amour-propre, sans troubler ses intérêts ni les convenances : il veut offrir à André la direction de son usine. André paraît, il accepte ; on le présente à la famille ; les deux jeunes gens se tendent la main : « Vous êtes ingénieur, monsieur ? — Oui, monsieur. — Moi, pas, » répond Fabrice modestement. Il n’est pas fâché de voir un ami de son âge introduit dans la maison ; la petite cousine Jeanne ne regarde pas non plus, d’un mauvais œil, le nouveau-venu ; la mère, qui approuve tout ce que fait son mari, est enchantée ; les deux pères ne se sont jamais sentis si compères : « Madame est servie ; » on dînera de bon appétit, ce soir, chez le bel Armand.

Dans l’intervalle du premier acte au second, cinq ans se sont écoulés. Fabrice n’a pas changé sa manière de vivre : il commence pourtant à s’en fatiguer. Le voici qui rentre tout pâle d’une nuit passée au cercle, à jouer et à perdre ; il implore l’assistance de sa mère et de sa cousine pour obtenir de son père des subsides. Ni la mère ni la cousine ne sont surprises de l’aventure : on ne peut demander à Fabrice les vertus d’André ! Car, depuis cinq ans, André travaille ; il a fait de l’usine de M. Evrard l’une des premières de France ; de temps en temps, il vient reprendre haleine à Paris ; il est toujours le bienvenu. « Il y a longtemps qu’on n’avait parlé de lui ! » s’écrie avec mauvaise humeur Fabrice quand sa mère et sa cousine le nomment.