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au centre, l’Autriche affaiblie restait impuissante; à l’est, la Russie venait de perdre par ses complaisances envers l’Allemagne la grande et éminente situation que sa politique traditionnelle lui avait assurée jusque-là au milieu des nations occidentales. C’est ce, qu’a mis admirablement en lumière l’auteur des Deux Chameliers, M. J. Klarzko, dans une brochure qui est le complément de ce beau livre, le Secret du chancelier. « De tous temps, dit-il, jusqu’à la fatale association du prince Gortchakof et de M. de Bismarck en 1863, le gouvernement russe a eu dans sa politique extérieure pour principe immuable d’étendre son influence parmi les états secondaires d’Allemagne et de maintenir dans l’ancienne confédération germanique l’équilibre des forces entre l’Autriche et la Prusse. Cette position rehaussait sa valeur d’une manière incalculable aux yeux de l’Europe occidentale et lui permettait en même temps de travailler avec d’autant plus de sécurité à l’augmentation de son prestige parmi les races chrétiennes de l’Orient. Il y eut une époque, que connut encore le successeur du comte Nesselrode, où le moindre désir du Palais d’hiver était plus respecté à Munich, à Stuttgart et à Dresde, que le décret le plus solennel de la diète de Francfort; où une parole de l’empereur Nicolas faisait taire les rivalités et même les hostilités déjà déclarées de l’Autriche et de la Prusse et leur dictait les « ponctuations » d’Olmütz ; où le Habsbourg et le Hohenzollern allaient saluer à Varsovie, dans l’empereur Alexandre II, le gardien du droit et de la paix en Germanie. Mais un jour vint où s’écroula soudain ce système lentement et savamment élevé par les mains de Catherine, d’Alexandre Ier et de Nicolas. L’œuvre de M. de Bismarck fit perdre à l’empereur Alexandre II, en moins de cinq ans, le travail de plusieurs règnes, l’héritage d’une sagesse séculaire, et à la place d’une ligue d’états pacifiques, tous amis obligés de la Russie et lui formant comme une suite continue de remparts, l’empire des tsars vit tout à coup, en 1871, se dresser devant lui une Allemagne unie, formidable, amie pour le moment, il est vrai, mais bien sûrement point amie pour tous les temps ni à toute épreuve. »

Toutefois, si la situation de la Russie était singulièrement diminuée en Occident, elle était loin d’être anéantie. « Il est vrai aussi, ajoute M. Klaczko, qu’à partir de ce moment la Russie devint un point de mire et un point de ralliement pour l’Europe, — pour ce qui restait encore de l’Europe après les deux terribles catastrophes de Sadowa et de Sedan, — et que ce prestige, subitement acquis, pouvait compenser à bien des égards, et au point de vue moral surtout, les pertes immenses en poids matériel que la transformation de l’Allemagne avait causées à l’empire des tsars. Il se produisit à ce moment un phénomène bien souvent observé dans l’histoire :