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dans une sanglante bataille son prestige politique, de miner à coups de canon des siècles de son histoire, recevoir ainsi les hommages enthousiastes de ceux auxquels il a fait tant de mal. C’est que, si M. de Bismarck avait brisé la vieille couronne de l’Autriche, la couronne qu’un ministre hongrois appelait romaine, il semblait avoir forgé pour elle, de ses puissantes mains, la couronne orientale, la couronne que le même ministre croyait voir resplendir à Byzance. Il avait renversé un empire en Occident, il en élevait un autre en Orient : pouvait-on se plaindre, puisqu’il justifiait ainsi le nom de l’Autriche, et en faisait réellement l’OEster-Reich, l’empire de l’Est? Cette grande illusion a duré plusieurs années, pendant lesquelles l’Autriche n’a pas eu de ces retours d’opinion comme la Russie en avait éprouvé après le congrès de Berlin; peut-être dure-t-elle encore.

Pourtant, à bien des signes, l’Autriche aurait dû reconnaître combien le présent qu’on lui avait fait était décevant. On connaît ce trait d’éloquence par lequel M. de Bismarck, appliquant à la politique un mot du Freischutz, disait à ceux qui ne devaient leur succès qu’à de compromettantes alliances : « Pensiez-vous donc que cet aigle fût un don gratuit? » L’empire de l’Est n’était pas non plus pour l’Autriche un don gratuit. D’abord, on ne le lui donnait pas; on se bornait, — suivant une coutume de M. de Bismarck, qui aime assez à disposer du bien du voisin, — à lui permettre de le prendre, chose assez différente! L’Autriche en a fait tout de suite l’expérience en Herzégovine et en Bosnie ; ces provinces, que le congrès de Berlin lui avait offertes sans coup férir, elle a dû les arracher à l’insurrection les armes à la main. Ç’a été une campagne longue et cruelle. Aujourd’hui le pays est pacifié, mais à la manière orientale, c’est-à-dire que le feu y couve sous la cendre. Et l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie n’a pas seulement coûté du sang, elle a coûté de l’argent, beaucoup d’argent. L’équilibre financier de l’Autriche en a été atteint; l’équilibre constitutionnel l’a été davantage encore. Du moment qu’on introduisait de nouveaux Slaves dans l’empire, on a bien été forcé de donner à ceux qui y étaient déjà une part plus large dans le gouvernement; cette nécessité était inéluctable, mais qui peut en prévoir les conséquences? Jusqu’ici l’Autriche avait été une puissance allemande, une puissance créée, organisée, gouvernée par des Allemands; la fortune, l’influence, le pouvoir, y appartenaient aux Allemands. Les choses changent depuis quelques années. L’Autriche devient slave, les Allemands n’y jouent plus qu’un rôle effacé; on leur enlève un pays qu’ils ont fait, qui est leur œuvre, qui semblait leur appartenir. Je répète qu’on ne peut faire autrement; mais l’issue de cette politique antihistorique risque d’être fort grave. Qui sait si les Allemands