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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/596

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Voilà le sens et la portée de la triple alliance. On n’a pas eu l’air de s’en préoccuper beaucoup en France. Au moment où elle s’est produite, et, à l’heure qu’il est, si de vives alertes comme celles que nous venons de traverser n’en rappelaient pas l’existence, on n’y songerait déjà plus. Pourtant, — en mettant les choses au mieux, en nous plaçant dans la meilleure des hypothèses, en éloignant toutes les perspectives de guerre et de désastres, — il s’agit encore de savoir si le groupement des puissances européennes demeurera tel que l’Allemagne n’ait jamais à craindre de rivaux et nous jamais à espérer d’alliés. Car, songer à nous unir à la Russie seule serait une idée insensée. Outre qu’il n’est point prouvé qu’une nation ou plutôt qu’un gouvernement dont la révolution est le souci constant, aujourd’hui presque exclusif, voulût d’une amitié aussi républicaine que la nôtre,. il est certain que nous ne pourrions penser sans une témérité excessive à braver, avec la Russie pour unique soutien, non-seulement la triple alliance, mais l’Angleterre, qui risquerait de faire alors cause commune avec cette dernière. Pour modifier la situation de l’Europe, pour rendre à tous la liberté qui leur manque, pour détruire l’irrésistible impulsion qui lance les peuples hors de la voie naturelle que leurs intérêts et leurs traditions leur ont tracée; il faudrait tout d’abord mettre un terme à la déplorable rivalité de l’Autriche et de la Russie en Orient, soit en les décidant à ajourner leurs ambitions mutuelles, soit en les amenant à un compromis peut-être moins impossible à trouver qu’on ne pense. Le jour où ce grand résultat serait obtenu, le malaise qui pèse sur l’Europe disparaîtrait sans lutte, sans combat, sans déchirement ; car l’équilibre des forces, détruit au profit d’une seule puissance, serait rétabli, et chacun, maître de sa politique, pourrait travailler uniquement au maintien de la paix. Mais hélas! tant que nous serons gouvernés comme nous le sommes, ces belles espérances seront des chimères. Sans doute la Russie et l’Autriche sentent l’une et l’autre la faute qu’elles ont commise, sans doute elles ont éprouvé tour à tour une sorte de vague désir de s’affranchir de la politique qu’on leur impose; mais ces sentimens et ces désirs, qui sont restés jusqu’ici sans corps, auraient besoin, pour devenir efficaces, qu’il y eût en Europe autre chose que l’Allemagne. Si l’on trouvait chez nous un gouvernement inspirant confiance, un gouvernement dont on n’eût pas à redouter les faiblesses radicales, un gouvernement sur la durée duquel on pût compter, un gouvernement avec lequel les relations fussent aisées, sûres et ininterrompues, peut-être ce gouvernement parviendrait-il à dissiper le nuage qui couvre encore les yeux des deux puissances, malgré les quelques éclairs. A la lueur desquels elles ont aperçu l’abîme où elles courent. Mais est-ce avec des ministres ignorant