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croisade religieuse était moins l’élan des convictions que l’alarme des intérêts; et, dans l’autre camp, on se battait pour l’honneur, sans espérance de vaincre. Tandis que le Journal de Paris avec Rœderer, et le Publiciste avec Suard, brûlaient leurs dernières cartouches, la Décade, où Ginguené faisait encore le coup de feu, périssait de mort subite; et le Mercure s’affadissait de plus en plus, malgré le concours que lui donnèrent, de loin en loin, Fiévée, Michaud, Fontanes, Bonald et Chateaubriand[1]. Dans ce désarroi, le Journal des Débats resta donc presque seul maître du terrain, et finit par devenir une puissance avec laquelle il fallait compter. Fondé en 1789 par Baudouin, imprimeur de l’Assemblée nationale, il n’était qu’un simple répertoire d’actes officiels lorsque, en 1799, les frères Bertin en acquirent la propriété, au prix de 20,000 francs. Or, en quelques semaines, il fut transformé par un miracle d’intelligence et d’habileté. Auxiliaire des efforts qui tendaient à une renaissance sociale, cet organe des classes éclairées ne tarda point à être dès lors un centre de ralliement pour des talens qui trouvèrent le secret de sauvegarder leur dignité, tout en subissant les inévitables conséquences des faits accomplis. On a même dit qu’il fut une des rares libertés de l’empire : c’est peut-être forcer la note; pourtant, n’oublions pas qu’un jour vint où il y eut péril dans l’indépendance d’une rédaction soupçonnée de regretter l’ancien régime.

Les jacobins qui occupaient de hautes positions ne virent pas sans jalousie la direction des esprits passer en des mains hostiles : aussi firent-ils jouer toutes leurs batteries contre un adversaire dont l’influence croissait de jour en jour. « Ne voulant pas s’avouer que l’opinion était contre eux, ils mirent la vogue de leur concurrent sur le compte du royalisme[2] ; » et, en 1805, leurs intrigues réussirent à imposer un censeur au journal qu’ils auraient fini par exproprier, sans le crédit de Fiévée, qui plaida chaleureusement sa cause près de l’empereur. Ce fut toute une affaire d’état, et la spoliation ne put être évitée que par un changement de direction. L’avocat du droit, Fiévée, ne sauva les intérêts des fondateurs qu’en consentant à prendre leur place. Cette crise fut signalée par un nouveau titre qui donnait aux Débats une couleur officielle : il s’appela désormais Journal de l’empire, et l’on s’habitua peu à peu à le regarder comme un confident du souverain.

Mais cette dangereuse faveur ne fit que raviver des haines qui

  1. Le Journal de Paris, le Publiciste et la Décade étaient les organes du parti philosophique. Le Mercure défendait les intérêts conservateurs. Il fut supprimé après l’article de Chateaubriand sur Tacite.
  2. Note de Fiévée à l’empereur.