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permis au moins de ne pas prendre l’opinion du monde pour la mesure de toutes choses et de ne pas faire du bon plaisir mondain le principe suprême de l’éducation. Nous conseillerons donc aux jeunes femmes et aux jeunes filles de ne pas citer Tocqueville et Joubert et de ne pas réciter le Lac, qu’il leur est permis de chanter ; mais nous leur conseillerons en même temps de ne pas craindre de confier à leur mémoire cette délicieuse mélodie, et d’avoir au moins feuilleté ces deux nobles et délicats penseurs.

On dira sans doute que personne ne conteste le principe de l’instruction des femmes et que c’est une question de mesure et de degré. C’est bien, en effet, là qu’est la question, et c’est ce qui en fait la difficulté : car comment s’y prendre pour fixer cette limite ? De quel principe partira-t-on pour dire qu’il faut enseigner aux filles ceci plutôt que cela ? les instruire jusqu’ici et non jusque-là ? Il est évident que l’utilité matérielle est un critérium insuffisant : car il s’agit d’une culture libérale et non professionnelle. Que faut-il donc savoir pour être un esprit cultivé ? Pour les hommes la mesure est fixée par l’usage et par la tradition, mais pour les femmes, c’est précisément le problème à résoudre, le modèle à trouver.

Le seul principe qu’il soit possible d’invoquer en cette matière, c’est qu’il ne faut pas qu’il existe un trop grand écart entre l’instruction des hommes et l’instruction des femmes : c’est là une question d’appréciation. Comparez l’instruction si étendue et si élevée que reçoivent les hommes, y compris les écoles supérieures, et la maigre et pauvre instruction donnée aux filles, et demandez-vous s’il n’y a, je ne dis pas égalité, mais proportion entre l’une et l’autre. Il ne s’agit pas de soulever la question sociale de l’égalité des sexes. Nous sommes de l’avis de tous les bons juges en cette matière, qui soutiennent le principe de l’égalité dans la différence. Égalité n’est pas identité. La seule différence de sexe entraîne des conséquences que nul ne peut ni méconnaître ni éluder. Le rapport de la mère à l’enfant sera toujours différent de celui du père à l’enfant : nul ne peut effacer cette différence ; dira-t-on, cependant, que la mère, au moins pour le cœur, n’est pas l’égale du père[1] ? Lors même qu’on réclamerait pour les femmes une plus grande part qu’aujourd’hui au mécanisme social (et il faut reconnaître que le nombre des professions et fonctions où elles peuvent gagner leur vie leur a été bien parcimonieusement mesuré), il resterait toujours que la femme n’est pas l’homme. Le seul moyen

  1. Saint Thomas enseigne que l’on doit aimer mieux son père que sa mère, parce que le père représente le principe actif et la mère le principe passif de la génération. Mais cette théorie grossière et barbare est réfutée par le cœur de tous les fils.