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IVAN SERGUIÉVITCH TOURGUÉNEF

Il y a des riens, des couleurs, des bruits, qui nous restent longtemps dans l’œil ou dans l’oreille et finissent par descendre dans l’âme. Un soir d’été, dans un relais de Petite-Russie, on changeait mes chevaux ; y demandai à boire à la fille du maître de poste, une petite paysanne d’Ukraine qui portait le gracieux costume de sa province et jouait avec le vieux rouble d’argent retenu à son cou par un ruban; elle alla chercher une carafe à demi pleine, et, dans le mouvement qu’elle fît pour verser l’eau, le ruban vînt battre sur cette carafe, l’écu d’argent roula autour du col de cristal : ce fut un clair tintement, si doux et si sonore! La fille, enchantée, se prit à rire, et s’essaya à répéter le bruit pour son plaisir; en m’éloignant, j’entendais encore cette gamme perlée qui mourait longuement, comme un trille de rossignol, seule dans le sommeil du soir russe, sur le pays muet.

Ces jours derniers, en relisant des pages de Tourguénef, je me rappelais le timbre de ce cristal caressé par le bijou d’argent. C’est bien là le son que rendait l’âme du pauvre grand homme quand une pensée la touchait. Voilà le merveilleux instrument brisé; la terre russe nous l’a repris, lui qui était presque nôtre; elle l’a retiré dans son silence profond; l’hiver qui vient va rouler sur lui son lourd linceul de neige. Oh! cette terre de Russie, rude, immense, avec sa glace qui scelle plus vite les tombes et sa neige qui les sépare du bruit, des vivans, il semble qu’elle s’entende mieux que toute autre à abolir la mémoire des morts; ce n’est pas à elle qu’il faudrait demander, comme dans l’épitaphe de la jeune Grecque, d’être plus légère aux cendres. Et pourtant Ivan Serguiévitch se fût désespéré à l’idée de dormir ailleurs : il l’aimait tant, sa mère