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cette victime de la fatalité, ce cerveau envahi trop brusquement par la science comme par une apoplexie. — La sensibilité du poète prend sa revanche avec les figures des pères, ces bonnes gens de la vieille roche qui regardent timidement bouillonner le flot nouveau et cherchent à le contenir à force de tendresse. Jamais encore Tourguénef n’avait poussé aussi loin la puissance créatrice, le don de l’observation minutieuse. Je voudrais en citer des exemples, et c’est fort difficile avec lui, car il dédaigne les morceaux de bravoure, les pages à effet ; chaque détail n’est précieux que par le concours discret prêté à l’ensemble de l’œuvre. Détachons cependant deux silhouettes épisodiques, qui passent un instant dans le récit avec une vérité saisissante. Voici une physionomie qui est bien de son pays et de son temps, un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, un futur homme d’État, venu en province pour réviser l’administration :


Mathieu Ilitch était ce qu’on appelait alors « un jeune; » il avait à peine dépassé la quarantaine, il visait déjà les grands postes de l’état et portait une plaque de chaque côté de la poitrine. L’une d’elles, à la vérité, était étrangère et des plus communes. Comme le gouverneur qu’il venait juger, il passait pour un progressiste et, bien que déjà gros bonnet, il ne ressemblait pas à la plupart des gros bonnets. Il avait de soi-même une haute opinion; sa vanité ne connaissait pas de bornes, mais il affectait une attitude simple, il vous regardait d’un air encourageant, vous écoutait avec indulgence ; il riait avec tant de bonhomie qu’au premier abord on pouvait le prendre pour « un bon diable. » Néanmoins, dans les grandes occasions, il savait, comme on dit, jeter de la poudre aux yeux. — L’énergie est nécessaire, disait-il alors, et il ajoutait en français : L’énergie est la première qualité d’un homme d’état. — Avec tout cela, il restait le plus souvent dans les dindons, chaque tchinovnik un peu expérimenté le menait par le nez à sa fantaisie. Mathieu Illich parlait avec beaucoup d’admiration de Guizot; il s’efforçait de faire entendre à chacun qu’il n’appartenait pas à la catégorie des routiniers, des bureaucrates attardés, qu’il était attentif à toutes les manifestations considérables de la vie sociale, etc.. Ce vocabulaire, il le possédait à fond. Il se tenait même au courant de la littérature contemporaine, bien qu’avec une nuance de majesté distraite : tel un homme mûr, rencontrant dans la rue une procession de gamins, se joint à elle un moment. Au fond, Mathieu Illich ne différait pas sensiblement des hommes d’état du règne d’Alexandre Ier, qui allaient aux soirées de Mme Swetçhine et se préparaient le matin en lisant une page de Condillac; les dehors seuls étaient autres chez lui, plus contemporains. C’était un courtisan adroit et rusé, rien de plus; il n’entendait mot aux affaires publiques, ses vues étaient nulles, mais il