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nous enveloppe en quelque sorte à notre insu ; ses accords, ses enharmoniques, ses rythmes surtout nous régénèrent.

Est-il maintenant nécessaire d’ajouter qu’il ne saurait être question dans tout ceci de réhabilitation ? La gloire de Chopin n’en a pas besoin. Tout au plus s’agirait-il de liquider une situation, et c’est justement le regain de crédit où nous le voyons qui nous a inspiré cette étude. Un souci pourtant nous tracasse ; il n’y a de durable en ce monde que ce qui s’appuie sur la nature, et la musique de Chopin ne connaît pas ce sentiment. En elle jamais rien de cette fraîcheur matinale, de ce calme et de cette majesté que vous respirez à pleins poumons chez Haydn et chez Beethoven. La musique de Chopin ne visite que les salons du high hife, elle n’a jamais vu ni se lever l’aurore, ni le soleil se coucher dans l’infini du soir. Pour vous dont Schubert et Schumann sont aussi les hôtes familiers, quelle différence ! Leur musique à eux sent l’aubépine et le fenouil, la rosée y dégoutte des arbres où l’oiseau chante, la truite y gambade dans l’eau courante qui fait aller le moulin, elle spécifie et localise, vous dit le temps et la saison ; repassez au piano la Belle Meunière, et dans Schumann, souvenez-vous de ce petit chef-d’œuvre intitulé : Im Walde, « En forêt. » C’est fait de rien ; un mouvement d’allégresse au début, le soleil brille ; printemps, jeunesse, amour, la noce passe : puis, soudainement, une modulation, et tout aussitôt, la nuit, l’hiver, le deuil : les feuilles qui tombent et les cœurs qui se ferment ! Avec Chopin, ni bois, ni ruisseau, ni prairie ; il laisse à Beethoven son rustique décor de la Pastorale, des paysans en manches de chemise, des fermières et des vachères en sabots, un vrai village, de la vraie pluie, un vrai tonnerre, fi donc ! Le froufrou des salons et la clarté des bougies, voilà son atmosphère ! Il faut à cet art exquis, mais de serre chaude, un entourage de duchesses. Ses langueurs, ses aveux, ses ivresses, ses désespoirs, même sincères, ont besoin d’être mis en valeur par l’encadrement. Chopin, cependant, survivra. Ses Études, sans les comparer au Clavecin bien tempéré, œuvre tout organique du génie musical le plus vaste et le moins psychologique qu’il y ait eu, ses Études resteront par cette double originalité qu’elles ont d’être pratiques, d’être des études en toute liberté, verve et fantaisie d’inspiration. Quant à ses autres compositions, quelle que soit la place que l’histoire leur assignera, m’est avis qu’elle ne sera point de celles où l’araignée tend ses toiles.

Le passé s’était contenté d’applaudir l’improvisateur à la mode, c’est au compositeur, à l’écrivain que les générations nouvelles s’intéressent. Mme  Sand, jugeant en quelques lignes le musicien après avoir raconté l’homme, n’hésite pas à le classer au rang des