Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/896

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mutuellement, de manière à produire des états d’équilibre apparent et d’apparente indifférence. Dans la conscience ainsi intellectualisée, les différences et les contrastes sont devenus évidemment nécessaires, d’autant plus nécessaires qu’il s’agit pour l’intelligence d’états presque indifférens au point de vue du plaisir et de la peine, par exemple un son ou l’absence de ce son, une couleur verte ou une couleur bleue, etc. Pour nous tirer de cette indifférence sensitive, il faut des différences intellectuelles plus ou moins tranchées : il faut un son succédant au silence, le bleu succédant au vert, etc. Mais c’est là un développement et, pour ainsi dire, une civilisation finale de la conscience : à l’origine, l’être vivant n’a pas encore besoin de tout cet appareil; il jouit ou il souffre, et quand il jouit, surtout quand il souffre, il n’a pas besoin de chercher un contraste et un repoussoir pour en être averti et pour sentir. Il est immédiatement en rapport avec lui-même; il a la conscience spontanée. L’école anglaise, en commençant l’étude de la conscience par le côté intellectuel, a commencé par la fin. C’est ce qui fait que M. Spencer a pu répéter après Hobbe:-: « Une conscience uniforme est une absence totale de conscience[1]. » Nous sommes loin de nier la loi de contraste ou de « relativité » qui régit la vie mentale, mais c’est surtout dans le domaine de la pensée qu’elle se manifeste : c’est proprement la conscience intellectuelle qui est relative. On sent surtout un état, par exemple un plaisir, une douleur, une impression de froid, de chaud, etc. ; on pense des relations, par exemple une différence ou une ressemblance entre le froid et le chaud, entre un degré de chaleur et un autre, etc.; penser, c’est juger et conséquemment comparer; sentir, ce n’est pas nécessairement comparer. Assurément tout état présent, comme le plaisir de manger, est lui-même un changement par rapport à quelque état précèdent, tel que la faim ; mais, pour le sentir, il n’est pas besoin de se rappeler ce qui a précédé, ni de penser au changement ou à la relation des deux états. Si je perdais la mémoire entre la faim et sa satisfaction, la nourriture ne cesserait pas d’être présentement agréable. On peut donc dire que les deux seules conditions de la conscience sensible sont une certaine intensité et une certaine durée des excitations nerveuses ; quant à la variété et aux contrastes, c’est la condition propre de la conscience intellectuelle. Appeler inconscience la sensibilité pure sans réflexion intellectuelle, comme le font MM. Spencer et Maudsley, c’est abuser des termes, car il n’y a de vraiment inconscient que ce qui est vraiment insensible.

  1. Même doctrine chez M. Ribot.