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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/940

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Henri, êtes-vous sûr de l’aimer? — Ma mère, répond le jeune homme, j’aime ou je hais à première vue. Il faut que cette jeune fille soit ma femme. — Vous devrez donc écrire à votre père pour avoir son consentement. — Mon père! » s’écrie le jeune Maucroix..; car c’est le fils légitime du marquis de Maucroix et sa femme que nous avons devant les yeux: sa femme abandonnée, voilà vingt ans de cela, parce que son caractère ne convenait pas à celui du marquis, abandonnée avec cet enfant, qui maintenant est un homme, connaît la faute de son père et se souvient des larmes qu’il a vu répandre à sa mère. La voix d’Henri sonne la rancune plutôt que la piété filiale: ne sait-il pas que son père fait porter par une maîtresse et par un bâtard ce nom et ces titres qui n’appartiennent qu’à sa mère et à lui? Ne sait-il pas qu’il y a de par le monde deux comtes de Maucroix, comme deux marquises ? C’est trop d’un Henri, sauf pendant la guerre de 1870, a toujours vécu dans le pays de sa mère, en Italie, tandis que le marquis, avec sa nouvelle famille, vivait à Bayonne; il n’a jamais rencontré ce prétendu frère dont la seule idée lui fait horreur. Mais voici que tinte la cloche des vêpres; la marquise sort et laisse Henri. Julien rentre et la conversation s’engage entre les deux jeunes gens, comme entre deux voyageurs à peu près du même âge et apparemment du même monde. Leurs caractères opposés se déclarent : « Je suis l’homme de l’action, dit Henri. — Et moi, répond Julien, je suis plutôt l’homme du rêve; » puis il ajoute, comme pour donner un premier gage des sentimens de conciliation qui l’animent : « Avouons, monsieur, que nous sommes incomplets l’un et l’autre, et que ce monde est triste où l’action n’est pas la sœur du rêve !.. »

Voilà donc les deux frères en présence et le public dans l’attente. Comment va se déchaîner le drame? Quelle étincelle mettra le feu aux poudres? Une étincelle électrique. Pour un coup de tragédie, s’en peut-il souhaiter de plus moderne? Un domestique apporte un télégramme : « Pour M. le comte de Maucroix. » Les deux jeunes gens se retournent à la fois et tendent la main; Julien a déjà pris la dépêche : « Pardon, monsieur, fait Henri en souriant; vous avez mal entendu. On a dit : Pour M. le comte de Maucroix. — Hé bien? — Eh bien ! je suis le comte Henri de Maucroix. — Et moi, Julien de Maucroix! — Ah! s’écrie Henri avec fureur, ah ! c’est vous le petit Julien! C’est vous le bâtard de mon père ! Je vais avertir ma mère : elle ne peut pas rester dans cette maison! » Et il sort en poussant d’un coup de poing les deux battans de la porte ; Julien demeure stupéfait, anéanti : « C’est un fou ! murmure-t-il, » en passant sur la main sur son front, comme pour essuyer un cauchemar;.. et le public demeure étonné, ravi par la simplicité, la promptitude et la nouveauté de ce moyen, qui fait éclater une tragédie.

A peine Julien essaie-t-il de rassembler ses idées, sa mère paraît;