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de se contenir. Henri parle insolemment de ces gens qui courent les villes d’eaux en s’affublant de noms et de titres volés ; les regards de Germaine vont de l’un à l’autre; elle ne sait pas pour quelle raison Julien supporte cette ironie en silence, mais elle sait qu’il n’est pas lâche, elle le plaint et veut le secourir ; elle sent qu’il appartient à elle seule de rompre le malaise de cet entretien ; alors, par une inspiration subite, avec une dignité de petite reine : « Au fait, messieurs, dit-elle, j’ai oublié de vous présenter l’un à l’autre : M. le comte de Maucroix ! — M. Julien ! »

La salle éclate en applaudissemens; mais ce n’est pas le temps d’applaudir, il faut écouter. Après avoir ajouté que Julien est son fiancé, Germaine se retire devant le marquis; voici le vieux gentilhomme entre ses deux fils. Il se tourne d’abord vers Henri : « Vous avez mal parlé tout à l’heure. Si ce jeune homme ne vous a pas répondu, c’est que je lui avais défendu de vous répondre. » Henri réplique avec une fermeté à peine respectueuse; on voit qu’il ronge son frein et prendra bientôt le mors aux dents. « J’aime qui m’aime, s’écrie-t-il et je suis du parti de ma mère... Ce jeune homme, mon frère ! La voix du sang?.. Elle ne vous a pas fait m’aimer : pourquoi me ferait-elle le chérir ? » Il s’échauffe encore, il crie sa haine pour ce bâtard et pour « cette femme... » À ce coup, Julien bondit sous l’injure : « Vous insultez ma mère ! — Si vous n’avez quitté ce soir même le pays avec elle, je vous jetterai mon gant au visage ! — Je le ramasserai. — Enfin, je vous trouve ! — Il est du parti de sa mère, je suis du parti de la mienne. Guerre entre nous ! — Oui, guerre à mort! — Un duel! s’écrie le marquis, je saurai bien l’empêcher. — Allons donc ! la frontière est là, nous prendrons quatre soldats piémontais... » On voit comme le dialogue se précipite, comme les répliques se croisent à la façon cornélienne. On voit aussi, en ce point culminant du drame, l’originalité de la situation telle que M. Delpit l’a renouvelée. D’ordinaire, en cette conjoncture, la ressource du père est de crier à ses fils : « Vous êtes frères; » l’un des deux, au moins, met bas les armes, et le combat s’arrête avant de commencer, faute de combattans. Mais pour ceux-ci, qui se haïssent justement parce qu’ils sont frères, plus haut le père fera sonner la voix du sang et plus il exaspérera leur fureur: le sang crie vengeance contre le sang.

Le père est impuissant à sauver ses fils l’un de l’autre : c’est des mères que viendra le salut; c’est la maîtresse qui va s’humilier devant l’épouse pour obtenir la grâce de son enfant, car nous savons qu’Henri de Maucroix est un redoutable tireur et « l’homme du rêve » succomberait devant « l’homme de l’action. » Hélène se résout donc à implorer sa rivale, la femme qu’elle offense depuis vingt ans. Voici que les cloches annoncent la fin des vêpres : Hélène attend la marquise dans