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l’élite de l’armée égyptienne. Faut-il croire, comme on le prétend en Égypte, qu’Abdel--Al a jugé plus prudent de rester où il était que de venir s’exposer aux coups de l’ennemi ? Il passait pour brave, voire pour le seul brave des trois colonels. C’était encore là une illusion. Abdel-Al, cantonné à Damiette, a laissé couler le flot de la guerre sans s’y mêler, probablement de peur de s’y noyer. Tous les jours, on le voyait à la mosquée priant en pompe et cérémonie, et, lorsqu’il en sortait, la foule se pressait autour de lui. « Qu’allez-vous faire ? lui disait-on. — Soyez tranquilles, mes amis : Arabi s’est couvert de gloire à Alexandrie en s’emparant de l’amiral Seymour, qu’il promène enchaîné dans toute l’Égypte. Mais je prépare un coup bien supérieur au sien. C’est le général Wolseley que je prendrai. Dès qu’il aura débarqué, je lui mettrai la main au collet, et, au lieu de le montrer en Égypte, j’irai le montrer à Londres et à Paris, où l’on sera ébloui de la puissance égyptienne. » Et la foule se retirait émerveillée. Cependant les fortifications de Tel-el-Kébir ne s’élevaient pas moins rapidement que celles de Kafr-el-Dawar. « Les lignes égyptiennes, a dit un témoin oculaire, un ancien officier français, qui suivait les opérations dans l’armée anglaise comme correspondant du Temps, les lignes égyptiennes étaient très fortes : une tranchée d’un grand profil appuyée de distance en distance sur des redoutes posées sur tous les points culminans. Les fossés étaient profonds et les parapets très élevés. Sur le bord du plateau, du côté du canal, les lignes formaient un crochet rentrant qui suivait les hauteurs, tandis que du saillant de l’angle ainsi formé partait une tranchée qui coupait perpendiculairement le chemin de fer et allait aboutir sur la berge même du canal à un petit ouvrage en terre chargé de battre la plaine entre la berge et le canal et de protéger le barrage construit en cet endroit. Si ces lignes avaient été aussi sérieusement défendues que construites, ce n’est pas par centaines, mais par milliers qu’il faudrait compter les morts anglais. » Mais pouvaient-elles être défendues sérieusement ? Sans parler de la lâcheté des Égyptiens, leur nombre était insuffisant pour des lignes aussi étendues, fatalement, ils devaient laisser certains points inoccupés, et fatalement aussi, c’est par ces points qu’ils devaient être attaqués et vaincus.

La bataille de Tel-el-Kébir a été précédée d’un certain nombre de petits engagemens dans lesquels l’armée d’Arabi se donnait le facile avantage de l’offensive, et qui ont été représentés par les dépêches anglaises elles-mêmes comme de véritables combats. L’assaut livré à Ghassasin en particulier a produit en Europe un effet extraordinaire. Il semblait que les troupes anglaises fussent sur le point d’être culbutées dans le canal. Cette petite légende dans la grande légende égyptienne est aussi fausse que l’autre. Il y avait à