Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était arrivé. Il s’était avancé avec quelques troupes vers un régiment qu’on prétendait égyptien, et qui était si bien anglais qu’il fut reçu à coups de canon. Il se replia donc au plus vite vers le lieu où il avait laissé le gros de ses forces sous le commandement de Soliman-Samy, espérant les rallier et les conduire à l’assaut des Anglais. Les boulets pleuvaient autour de lui ; mais une douleur pire que la mort l’attendait là où il croyait trouver ses soldats. Je lui passe la parole à lui-même, et je reproduis textuellement le discours qu’il fit à Mohamed-Choukry pour lui raconter son malheur et son désespoir :


En arrivant à l’endroit où j’avais massé l’armée, je n’y ai rencontré que Soliman-Samy assis auprès du cheik Salem. On apercevait au loin notre cavalerie qui fuyait à toute bride. À cette vue, mon cœur s’est oppressé, à cause de cet abandon sans motif de mes troupes, et d’autant plus que je voyais mon état-major lui-même disparaître peu à peu d’auprès de moi. Cependant je me mis à courir avec Soliman-Samy à la poursuite de notre cavalerie. Je pus saisir deux pièces de canon en retard à cause de la faiblesse des chevaux, — les projectiles des canons ennemis continuaient à tomber sur nous. — Je m’empressai de solliciter un sous-officier artilleur, de le supplier de tirer quelques coups ; il en tira cinq ou six ; mais un des deux canons prit la fuite ; j’accourus alors vers l’autre ; les projectiles anglais en cassèrent les roues et en tuèrent les chevaux. Nos artilleurs s’enfuirent, je restai seul, abandonné, car aux premiers coups de canon, Soliman-Samy aussi était parti. J’avais envoyé un cavalier qui était resté auprès de moi au commandant des artilleurs pour lui dire de s’arrêter. Celui-ci refusa ; le cavalier vint à la hâte m’en prévenir et prit aussi la fuite en suivant les artilleurs. J’ai compris alors que l’armée n’obéissait plus à mes ordres. Je me suis arrêté sans savoir ce que je devais faire ; les larmes me coulaient des yeux ; je résolus de me laisser prendre plutôt que de rentrer aussi confus. Pendant que je me parlais à moi-même pour me décider, un soldat de la cavalerie en fuite vint à moi et me dit : « Qu’attendez-vous ici ? Ne voyez-vous pas que sous peu vous serez entre les mains de la cavalerie anglaise ? elle est très près de vous. » — Je lui répondis : « Laissez-la me faire prisonnier ; la mort ne m’est plus pénible. » — Le soldat, par surprise, tire son épée, et, du bout, pousse mon cheval, qui bondit. Je ne savais où j’allais ; je cherchais seulement à ne pas tomber. En moins d’une heure et demie, je suis arrivé à Nakhl-el-Saadûn ; là j’ai trouvé Soliman-Samy, mais je n’ai pu le regarder en face. Nous avons marché jusqu’à la station de Facous et nous avons pris le train pour Salahié. Lorsque j’y suis arrivé, Faddi-Hassan est venu me voir et m’a annoncé un autre malheur : la dispersion du quartier que j’avais laissé à Salahié.