Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/117

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
111
L’ALEXANDRINISME.

qu’Argus le conduise ; neveu de Médée, il a servi d’intermédiaire, et, menacé par la colère de son aïeul Éétès, il est directement intéressé au succès de cette délicate négociation. Mais à quoi bon la présence de Mopsus ? On découvrira tout à l’heure qu’il est le plus nécessaire des deux, car, en sa qualité de devin, il comprend le langage des oiseaux, et il va se rendre fort utile en faisant usage de cette faculté. En effet, le hasard voudra qu’il rencontre en route une corneille qui, du haut d’un peuplier, le saluera de cette apostrophe satirique : « Le fameux devin qui n’est pas capable de trouver ce que savent même les petits enfans, qu’une jeune fille ne dira pas un mot de douceur ni d’amour à un jeune garçon, s’il vient accompagné !… » Mopsus sourit et reste à l’écart avec Argus. Voilà donc la présence de Mopsus expliquée : il est là pour comprendre l’avis de la corneille et pour retenir Argus. On trouvera sans doute qu’il eût été plus simple de se passer à la fois de la corneille, de Mopsus et même d’Argus, qui, en réalité, ne sert à rien. Cette suppression n’aurait nullement nui à l’effet de la belle scène qui vient après.

Médée, de son côté, a dû aussi échapper à la présence gênante de ses compagnons. Le moyen imaginé par Apollonius, pour être moins cherché, n’en vaut peut-être pas mieux. Médée a recours au mensonge, et de telle sorte qu’elle se donne une apparence de cupidité et de perfidie. Est-ce une manière de laisser apercevoir le naturel pervers de cette barbare que son amour pour un Grec va transfigurer pendant quelques instans ? Rien n’est moins certain, et, en tout cas, ce jour odieux, jeté à ce moment sur son caractère, nous gâterait d’avance l’impression de ces naïves et tendres émotions par lesquelles le poète veut nous charmer. Cela prouve une fois de plus qu’il ne faut pas demander à un alexandrin la simplicité ni la franchise des effets. Nous touchons ici à un défaut plus grave que ne l’était l’introduction inutile d’un merveilleux d’apologue dans une épopée. C’est que, dans toute cette partie du poème où Apollonius s’est proposé de rendre son héroïne touchante, l’intérêt qu’elle inspire s’affaiblit par instans ou n’est pas assez profond. Cela vient surtout de ce que, dans cette lutte impuissante qu’elle soutient contre la passion, il n’y a guère chez elle d’autre élément moral que le sentiment de la pudeur. Ce sont les révoltes instinctives de la pudeur qui produisent ses hésitations répétées, qui inspirent ses monologues et déterminent ses pantomimes expressives, qui irritent ses souffrances jusqu’au désir du suicide. Sans doute, il n’y a rien là que de logique, puisque ce sont les sens qui, chez elle, sont subjugués par la violence de la divinité. Qu’est-ce d’ailleurs pour Médée que la famille et la patrie ?