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papier rose, même à l’endroit où il recouvre le papier gris ; dès lors, le papier gris que nous apercevons en dessous, nous croyons le voir à travers du rouge « et nous en concluons immédiatement qu’il est vert. » N’y a-t-il pas là plutôt une invincible association d’images qui suscite non-seulement le jugement du vert, mais la représentation effective du vert, en produisant par habitude la vibration des nerfs correspondant à cette couleur ?

Tels sont les principaux exemples des « raisonnemens inconsciens, » des « conclusions inconscientes, » qui, selon Helmholtz et Wundt, seraient contenus dans nos perceptions. Wundt va jusqu’à croire que la sensation même est la conclusion d’un raisonnement inconscient, plus élémentaire encore que ceux qui précèdent. Hering et d’autres psychologues, au contraire, ont essayé d’expliquer les phénomènes de contraste optique, les images consécutives, etc., par un « processus purement physiologique, » par l’assimilation et la désassimilation de la matière dans la substance nerveuse[1]. D’autres enfin ont adopté une opinion intermédiaire, comme Schmerler, après ses « recherches sur le contraste des couleurs au moyen de disques rotatifs. » Nous sommes porté à croire que c’est l’explication mécanique qui l’emportera et que les raisonnemens inconsciens se réduiront à un fonctionnement mécanique des élémens cérébraux.

M. Debœuf a poussé encore plus loin la théorie des raisonnemens inconsciens. « Lorsqu’un enfant, voyant pour la première fois un paon, s’écrie : Le bel oiseau ! il a été obligé, dit M. Delbœuf, de passer par une série de jugemens inconsciens, qui l’ont amené successivement à reconnaître que cet oiseau est un animal parce qu’il se meut, que cet animal est un oiseau parce qu’il a des ailes et un bec, que cet oiseau n’est ni un canard ni une poule parce qu’il est vert ou bleu… » Nous ne saurions admettre un travail si complexe, et nous croyons que la classification se fait d’une manière automatique, par l’association des idées entre elles et des mots avec les idées. M. Delbœuf raconte qu’il apprit à sa petite fille le moyen de raisonner la table de multiplication pour les multiples de 9, de 5, etc. Au bout de quelque temps, l’enfant savait très bien la table de multiplication, mais réfléchissait toujours avant de répondre ; on lui demanda comment elle s’y prenait et à quoi elle réfléchissait ; elle ne put le dire. Selon M. Delbœuf, c’était là le passage du raisonnement à l’état inconscient. Mais on peut y voir tout aussi bien un passage à l’état mécanique, une habitude encore hésitante. À force de raisonner les multiples de 9, on finit par les reconnaître d’une manière automatique, d’abord avec effort, puis immédiatement.

  1. Comptes-rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1872-1874.