Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les choses qui nous environnent : partout, sans doute, nous retrouverions la sensibilité. Si le cerveau n’est que l’héritier des propriétés de la moelle, la moelle n’est que l’héritière des propriétés du protoplasma. De là l’induction peut s’étendre plus loin encore, sauf à devenir de plus en plus problématique, et on peut dire que le protoplasma lui-même est l’héritier des propriétés inhérentes aux élémens de toutes choses : ces propriétés ne peuvent être que les rudimens de la sensibilité et de la motilité. Les monères sont presque aussi simples qu’un cristal et prouvent, dit Hæckel, que la vie ne résulte pas de l’organisation, mais bien l’organisation d’une vie inhérente aux moindres particules. Zoellner, dans son grand ouvrage sur les comètes, dit à son tour : « Si des organes et des sens plus développés, plus subtils, nous permettaient d’observer le groupement et la régularité des mouvemens qu’exécutent les molécules d’un cristal, lorsque ce dernier est profondément blessé en quelque endroit, nous trouverions sans doute que nous décidons bien à la légère et faisons une pure hypothèse lorsque nous affirmons que les mouvemens produits dans ce cristal ne sont absolument accompagnés d’aucune sourde sensibilité[1]. » Mais ici, il ne faut pas tomber dans les fantaisies de l’anthropomorphisme ni se figurer les molécules, selon le mot de Tyndall, comme autant de petits « ouvriers invisibles » qui feraient de la géométrie ou de l’architecture pour construire d’invisibles pyramides. Non, les phénomènes physiques s’expliquent tous par les seules lois du choc ; seulement, le philosophe peut admettre qu’au choc, intérieurement, répond un phénomène mental élémentaire, quelque chose comme une sensation infiniment petite, corrélative à un choc infiniment petit. Les mouvemens des objets extérieurs sont, après tout, semblables à ceux que nous sentons en nous ; ils peuvent donc aussi avoir pour face intérieure quelque chose de plus ou moins analogue aux élémens de nos propres sensations.

De cette manière, tout ne serait pas antiscientifique dans l’opinion du vulgaire, qui croît que le fer est dur, que l’eau est fluide, que le feu est chaud, que le soleil est lumineux, que le tonnerre est sonore, etc. Le sens commun ne se tromperait pas sur l’analogie fondamentale des qualités extérieures avec nos sensations, mais il se tromperait en poussant trop loin cette analogie, et en oubliant que c’est avec nos sensations les plus rudimentaires, non avec les plus élevées ni les plus intellectuelles, que les choses extérieures doivent offrir de l’analogie.

  1. Destutt de Tracy demandait lui-même si nous sommes bien sûrs qu’il n’y ait pas quelque sensibilité aussi vague que possible dans l’union « des particules d’un acide avec celles d’un alcali. » (Elémens d’idéologie.)