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encore indiquer d’utiles coupures. Il y a encore trop de longueurs et plus d’une répétition.

L’école moderne, en vérité, s’est pourvue de théories trop commodes. Ce qu’elle fait profession d’apprécier par-dessus tout, c’est la note, la note rapide, l’esquisse jetée au courant de la plume, l’impression toute vive des choses sur l’œil ou sur l’esprit. Mais, comme le dit lui-même quelque part l’auteur de Mon Frère Yves, ce que ces notes ont de dangereux, c’est qu’elles seraient tout autres si, pour les prendre, on avait attendu de connaître un peu mieux les choses et les hommes dont elles prétendent fixer le caractère. Vous traversez Constantinople ou vous passez six mois à Tahiti ; si vous y passiez une année tout entière, vos impressions seraient vraisemblablement très différentes, auquel cas je ne vois pas bien le genre d’intérêt qu’il peut y avoir à me communiquer les premières, à moins que les secondes n’interviennent pour les compléter en les corrigeant et les expliquer en les contredisant. C’est en quoi consiste proprement, dans le roman comme ailleurs, le grand art de la composition. Il s’agit d’abréger au lecteur le chemin que l’on a parcouru soi-même pour entrer en possession de son sujet; ou, en d’autres termes encore, il s’agit de trouver une disposition des parties qui place d’abord le lecteur au point précis qu’il faut pour comprendre sans effort et sentir sans fatigue ce que vous avez voulu lui faire sentir ou lui faire comprendre. En la cherchant, on s’aperçoit alors que la répétition, comme moyen de rhétorique, est l’enfance de l’art; et l’on prend les longueurs pour ce qu’elles sont effectivement : des inutilités qui débauchent l’attention. La manière analytique de nos nouveaux romanciers a sans doute son prix. Qu’ils sachent toutefois que nous n’en sommes pas dupes. L’analyse n’est qu’un instrument, le bat est la synthèse. C’est un art que de composer, et un art assez rare ou assez difficile pour que quiconque n’y atteint pas soit suspect à bon droit de ne l’avoir pas pu. La liberté, pas plus ici qu’ailleurs, ne consiste à violer les lois absolues des genres, mais à s’y conformer et, en s’y conformant, ne s’en pas trouver autrement gêné.

J’ajouterai que si l’auteur avait dépensé sur la composition de l’ensemble un peu de l’effort qu’il a dépensé sur la perfection du détail, on lui reprocherait moins de manquer d’invention. C’est son principal défaut. La question est aujourd’hui pour lui de savoir s’il en triomphera. Qu’il ne croie pas là-dessus que nous lui demandions des aventures, des situations de drame, des combinaisons, extérieures à la réalité, des choses qu’il n’ait point vues ou qu’il n’ait point vécues, comme répondent fort mal à propos tous ceux à qui l’on reproche de manquer un peu d’invention. Nous constatons, disent-ils; et il nous serait aussi peu possible d’inventer ce que nous n’avons pas vu qu’il l’était jadis aux romantiques d’imiter ce qu’ils voyaient. Mais ils se