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Il est bien difficile, quand on admire ainsi, qu’on n’aime pas un peu. Elle admira beaucoup et elle aima davantage ; son dévouement fut à la hauteur de son cœur. Elle est désormais tout entière à la gloire, au bonheur de celui qui vient d’entrer si brusquement dans sa vie et qui, du premier jour, l’a accaparée. Ce n’est pas elle qui aurait mis la main devant la flamme pour empêcher le souffle de la passion de l’éteindre vite ; elle eût voulu maintenant être mieux portante ; elle le disait, elle l’espérait, tant elle voulait être heureuse des succès d’un autre. Dans un billet insignifiant à Fontanes (août 1800), nous trouvons ce mot : « Il me semble que ma santé est maintenant moins mauvaise. »

De mai 1800 à mai 1801, elle ne quitte presque plus Paris ; elle ne fait même pas au Mont-d’Or une saison qu’elle y avait projetée. Chateaubriand lui avait présenté sa sœur ; Lucile se prit d’un vif attachement pour Mme de Beaumont. Autant elle était violente, impérieuse, déraisonnable vis-à-vis de Mme de Chateaubriand, autant elle avait accepté la pitié tendre de Pauline[1]. Belle et étrange, veuve du vieux comte de Caud, elle se croyait en butte à des ennemis cachés ; elle donnait à Mme de Beaumont de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s’ils n’avaient pas été rompus ; elle errait de domicile en domicile. Ce n’était pas impunément que son âme, surexcitée à seize ans par la solitude, avait tant aimé les rêves ; elle ne s’en était jamais guérie. Tandis que son frère y avait trouvé le génie et était parti à temps pour le pays de Céluta et de Chactas, tandis qu’il s’était retrempé dans les souffrances de l’émigration et qu’il avait enfanté la plus originale de ses œuvres, elle Lucile, s’était consumée : elle avait pris l’expression fixe de ses maux quand il la retrouva après huit ans d’absence. En contemplant cette sœur, dévorée par la sensibilité, en apercevant sa jeunesse derrière les yeux un peu égarés de Lucile, que pensa-t-il ? Que pensa-t-elle en se voyant idéalisée sous les traits d’Amélie ? Si la meilleure partie du talent se compose de souvenirs, quelle trace laissèrent dans son esprit malade certaines pages de René ? Mme de Beaumont le sut peut-être, en versant des consolations dans cette pauvre âme. C’était entre elles deux à qui souffrirait le plus. « Quand je songe, dit le poète dans ses Mémoires, que j’ai vécu dans la société de ces anges infortunés, je m’étonne de valoir si peu. »

Joubert, de retour à Villeneuve, avait repris son existence de paix et d’études. Necker publiait son livre : Dernières Vues de politique et de finances ; il affirmait que le crédit de la France ne pour-

  1. Mémoires d’outre-tombe, et lettre de Joubert à Chênedollé (15 juin 1803).