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Savigny. On se rappelle que Mme de Beaumont avait un frère, jeune officier de marine, qui s’était noyé à l’île de France. Dans la lettre d’Amélie qui commence par ces mots : « Le ciel m’est témoin, mon frère, que je donnerais mille fois ma vie... » Chateaubriand a glissé le souvenir du jeune Montmorin : « Quel besoin de vous entretenir de l’incertitude et du peu de valeur de la vie? Vous vous rappelez le jeune M.., qui fit naufrage à l’île de France? Quand vous reçûtes sa dernière lettre, quelques mois après sa mort, sa dépouille terrestre n’existait même plus. » Il est un autre point que nous n’avons pas voulu toucher encore, et que nous ne pouvons cependant, en historien fidèle, plus longtemps négliger. Chateaubriand était marié depuis dix ans, et depuis dix ans il n’avait pas revu celle qui portait son nom. Les douleurs et les misères avaient passé sur la tête de l’émigré sans qu’il y eût eu de rapprochement. En novembre 1801, il écrivait à Mme de Chateaubriand; de la réponse dépendait un voyage qu’il devait faire avec Mme de Beaumont à Villeneuve. Deux chapitres réservés dans le Génie du christianisme sur deux sujets qu’elle connaissait peut-être mieux que lui, devaient être écrits sous les yeux de Joubert : l’un sur La Bruyère, l’autre sur les solitaires de Port-Royal. La délicate tendresse de Mme de Beaumont pouvait s’alarmer de la probabilité d’un voyage en Bretagne. Chateaubriand sollicitait déjà un poste diplomatique, et une réconciliation paraissait nécessaire. Mme de Beaumont était en outre dans ce moment en proie à une autre inquiétude. Une de ses nièces, la fille aînée de Mme de La Luzerne, était gravement malade à Versailles. Son rêve de passer quelques semaines avec Chateaubriand en Bourgogne, de lui montrer les lieux qu’elle avait habités, Theil, Passy-sur-Yonne, la chaumière de Dominique Paquereau, ce rêve, « dont elle se berçait depuis trois mois, elle n’y renonçait qu’avec désespoir. La contrariété et l’inquiétude l’étranglaient. » Elle n’hésita pas cependant. Chateaubriand l’ayant interrogée, elle lui conseilla de suivre les voies communes. Mme de Chateaubriand vint en janvier 1802 à Paris; elle n’y resta que quelques jours et ne vécut auprès de son mari qu’à partir de 1804, après son retour d’Italie et sa démission d’envoyé plénipotentiaire au Valais. Nous lisons dans René, qui fut définitivement achevé en octobre 1801 : « Pressé par les deux vieillards, il retourna chez son épouse, mais sans y trouver le bonheur. »


IV.

C’est ainsi que se termina le séjour à Savigny. Mme de Beaumont revint rue Neuve-du-Luxembourg plus souffrante, mais non pas