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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/314

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puis rentré à Paris, il s’ensevelirait dans quelque hutte, sur les coteaux de Marly. « J’aurais vu, continue-t-il, tout ce qu’un honnête homme peut à peu près désirer de voir, les déserts américains, les ruines de Rome et de la Grèce, le commencement des mœurs orientales ou asiatiques; j’aurais joui à peu près de tous les succès littéraires qu’un homme peut attendre pendant sa vie, et j’en connaîtrais la valeur. J’aurais connu un peu les divers états de la vie, les camps et la politique, la cour et la ville, le malheur et ce qu’on appelle la prospérité. Il ne me manquera rien pour être un sage[1]. » Et Mme de Beaumont, où est-elle dans tout ce développement oratoire? Son nom arrive pour achever la tirade : « Si je la perds, comme je le crains, je recevrai le dernier coup. »

Elle savait tout cela et restait néanmoins attachée. Si nous ne possédons pas les lettres que lui écrivait Chateaubriand, il a pris soin d’en reproduire des fragmens en changeant l’adresse. Il écrivait si peu à Villeneuve, du moins dans ce temps-là, que Joubert priait Mme de Beaumont de lui citer quelques mots de chacune des lettres qu’elle recevrait de Rome : « Je suis assuré que vous les choisirez toujours si bien, que sans vous fatiguer, ils pourront me suffire à me donner une idée du reste. » Et, en effet, avant de partir pour le Mont-d’Or, elle lui envoie un extrait; or, dans l’édition des œuvres complètes de Chateaubriand, cet extrait figure comme lettre adressée par lui à Joubert. C’est une erreur volontaire[2]. En arrivant le 23 juin à Rome, ce n’est pas à Villeneuve, mais à la femme qu’il avait laissée presque mourante qu’il se hâte de donner de ses nouvelles. « M’y voilà enfin, écrit-il, toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots! les âmes glacées! les barbares! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence? N’ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’état romain? Pourquoi ces créatures voyagent-elles? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte, à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs! » Toutes ses notes sur l’Italie sont prises dans sa correspondance avec Mme de Beaumont. Lorsqu’elle vint s’éteindre dans la maison de la place d’Espagne, Chateaubriand reçut d’elle tous les papiers qui pouvaient tomber entre des mains étrangères; il restitua à Joubert ses propres lettres, qu’on a pu ainsi publier. Quant à la promenade

  1. Lettre de Chateaubriand à Guéneau de Mussy (31 août 1803).
  2. Édition de 1832 chez Fume.