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que la plupart des autres poètes ont insisté sur les souffrances cuisantes du désir, il exprime plutôt cette souffrance sourde et profonde de l’attachement que déjà redoutait Pascal; ce qui le frappe surtout, c’est ce lien « frêle et douloureux » qui retient et peut déchirer. Aussi l’amour humain ne lui apparaît-il plus que comme un effet de l’éternelle solidarité qui unit tout dans l’univers et qui joint l’univers à notre âme. De même que d’un sourire nous faisons la « chaîne de nos yeux » et d’un baiser celle de notre bouche, ainsi de « longs fils soyeux » unissent notre cœur aux étoiles, un « trait d’or frémissant » au soleil, la « douceur du velours » aux roses que nous touchons. Notre cœur se prend partout où notre intelligence s’applique ; nous nous trouvons ainsi enveloppés dans une sorte de réseau infini d’amour, et c’est avec cet amour même qu’est faite notre douleur, car tout point aimant du cœur est un point sensible et douloureux : la souffrance morale est la conséquence de l’attachement, elle se ramène à de la tendresse.


... Je suis le captif des mille êtres que j’aime.
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Cette conception de l’amour se retrouve partout dans M. Sully Prudhomme :


On a dans l’âme une tendresse,
Où tremblent toutes les douleurs,
Et c’est parfois une caresse
Qui trouble et fait germer les pleurs.


Nul n’a senti mieux ce qu’il appelle la vanité des tendresses, c’est-à-dire l’impossibilité de retenir ceux qu’on aime, de se donner réellement à tous et de les avoir tous à soi. L’amour ne peut saisir ici bas son objet, ni, lorsqu’il croit l’avoir saisi, le garder: cet objet fuit toujours dans l’inconnu, sans laisser en nous autre chose qu’une blessure. Peut-être l’homme devrait-il, pour moins souffrir, se résoudre à aimer « comme on aime une étoile, »


Avec le sentiment qu’elle est à l’infini...


En somme, tous les mouvemens du cœur, quels qu’ils soient, deviennent à notre époque plus réfléchis et plus philosophiques ; la poésie qui les exprime subit donc une transformation analogue. Cette intime pénétration de la sensibilité par l’intelligence est l’une des causes principales du progrès moral et esthétique. Ce qui