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grands poèmes métaphysiques où la vision colorée de la surface des choses s’allie à des vues profondes et mélancoliques sur l’au-delà? Les Parménide, les Empédocle étaient des poètes; les Héraclite, les Platon l’étaient aussi à leur manière. En même temps, c’étaient des savans. De même pour Lucrèce. A une période ultérieure, une sorte de division du travail s’est produite dans la pensée humaine. On a vu des poètes qui n’étaient pour ainsi dire que des êtres sentans ; on a vu des savans à l’intelligence tout abstraite. Dans un avenir plus ou moins lointain peut redevenir possible l’union de l’originalité poétique avec les inspirations de la science et de la philosophie. Poète a toujours eu le sens de créateur; le poète a été jusqu’ici et sera toujours un créateur d’images; mais il peut aussi devenir de plus en plus créateur ou évocateur d’idées et, par le moyen des idées, de sentimens. N’est-ce pas Virgile lui-même qui a formulé la critique de tout art purement imaginatif et sensitif le jour où, quelqu’un lui demandant s’il existait un plaisir capable de n’inspirer jamais ni dégoût, ni satiété : «Tout lasse, répondit le poète, excepté comprendre : prœter întelligere? » Cet acte de la pensée, que Virgile finissait par élever au-dessus de tout, est en lui-même une jouissance, au point qu’Aristote y plaçait la béatitude divine, et cette jouissance que nous donne la science, le grand art doit aussi nous la fournir : « comprendre » et pénétrer, tout au moins mesurer des yeux la profondeur de l’impénétrable et de l’inconnaissable, tel est le plaisir le plus haut que nous puissions trouver dans la poésie, et ce plaisir est tantôt scientifique, tantôt philosophique. D’une part, nous l’avons reconnu, les vues d’ensemble de la science ont une largeur qui peut donner essor à l’imagination; d’autre part, dans la série des grandes énigmes de l’homme et du monde que nous fait parcourir la philosophie, il existe un attrait indéfinissable et éternel, comme dans les longues allées de sphinx des temples égyptiens, se perdant à travers l’espace désert. Même pour qui laisse ces énigmes irrésolues, elles gardent encore une sorte de charme anxieux; car l’intelligence, qui devient de jour en jour la partie la plus vivante et la plus exigeante de l’homme, demande moins encore à être pleinement satisfaite qu’à être toujours excitée; ce qui fait la douceur de « comprendre, » c’est la douceur de penser, douceur qui subsiste encore là où le savoir a ses limites et où la pensée conçoit l’infinitude.


M. GUYAU.