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consacré à la dépense; comme aucune production échangeable n’a fait contrepartie à cette majoration abusive des revenus, l’équilibre entre le prix des marchandises et le pouvoir d’achat s’établit à un niveau plus élevé : c’est la cause la plus ordinaire et la plus forte de l’enchérissement. — Quand l’agiotage a pris, comme en ces derniers temps, le caractère d’une fièvre contagieuse, la capitalisation anormale, avant d’aboutir au krach inévitable, a pour effet l’oubli de toute notion d’économie au sein des pouvoirs publics comme chez les particuliers, la spéculation folle sur les terrains et les bâtimens, l’attraction des campagnards vers les villes qui provoque un déclassement industriel. — La cherté croissante des consommations dépassant le plus souvent la progression des petits traitemens et des salaires, il en résulte pour les existences modestes, et notamment pour les ouvriers, un empêchement presque insurmontable à cette capitalisation par la petite économie qui transformerait sans secousses et au profit de tous la condition actuelle des classes salariées. L’impuissance d’économiser suffirait à expliquer la perpétuité de la misère.

Des déductions qui précèdent ressort cette évidente vérité que l’émiettement de toutes les richesses en titres négociables et la transmission incessante des valeurs ainsi mobilisées est l’innovation caractéristique des temps modernes; que cette tendance a suscité un commerce déjà prépondérant, universalisé, parce que la marchandise sur laquelle il opère, le capital, résumant toutes les autres marchandises, est le grand ressort de l’activité humaine; que ce commerce, légitime et nécessaire en principe, mais mystérieux par bien des côtés, ouvre carrière à des aléas suspects, à des manœuvres frauduleuses, et qu’entre les embarras et les dangers qu’il entraîne, le moins remarqué et le plus malfaisant est l’enchérissement des consommations en tout genre, cause permanente de la misère. Ce trafic des capitaux, qui rend tant de services en même temps qu’il autorise tant d’abus, n’a été étudié de près en aucun pays. En France, comme en Angleterre et ailleurs sans doute, il s’est constitué, un peu au hasard, par des usages qui ont acquis force de règlement. Le jour est venu de faire la lumière dans ce grand mouvement : le régulariser, le moraliser, s’il est possible, est devenu pour notre temps un acte de prudence politique, une nécessité sociale.


ANDRE COCHUT.