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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/559

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d’imposer leur nom à l’histoire. Comme ils écrivent pour eux seuls, ils disent sincèrement, sans détours ni réticences d’aucune sorte, ce qu’ils voient, ce qu’ils savent, ce qu’ils pensent. Dans ces pages écrites au jour le jour, sous l’impression immédiate, ils trahissent les sentimens qui les possèdent, l’enthousiasme, les espérances, les découragemens ; ils témoignent de l’état moral de l’armée entière. Tandis que les généraux, préoccupés seulement des résultats, parlent et jugent en tacticiens et en politiques, les Fricasse, les Thiboult, les Coignet parlent et jugent en soldats et en hommes ; ils représentent l’opinion de la multitude. : c’est Monsieur Tout le Monde, Herr Omnes, qui fait entendre par eux ses murmures et ses hosannas.

On ne doit pas s’exagérer toutefois non point l’intérêt, mais l’importance des mémoires des soldats. Ils contiennent plus d’une erreur et présentent de nombreuses lacunes. Sur les faits capitaux ils n’apprennent rien que l’on ne sût déjà. Ce n’est point par ces journaux de marche incomplets que l’on connaîtra à fond l’histoire des guerres de la république et de l’empire. Quelle que soit la verve du grenadier Coignet quand il raconte la campagne de 1800, il est assurément plus profitable d’en lire le récit dans Thiers. A mieux dire, ce qu’il faut, c’est lire Thiers et Coignet, Théodore Muret et Jacques de Thiboult, Michelet et Fricasse. Ces commentaires des soldats nous révèlent nombre de détails intéressans et de curieux incidens qu’on ne trouve pas dans les livres des historiens, et ils sont surtout précieux en ce qu’ils nous donnent les élémens de la psychologie des armées. Ils ne sont pas l’histoire, mais peut-être aident-ils à la mieux comprendre,


I.

Jacques de Thiboult de Puisact s’engagea dans le corps de Condé en septembre 1794. Officier démissionnaire en 1791, émigré dès les premiers jours de 1792, il eût pu entrer dans cette armée à l’époque de sa formation. Mais il relevait d’une grave maladie et ne se sentait pas en état de supporter les fatigues de la guerre. Il vint d’abord à Bruxelles, où il resta peu de temps. « Il était offusqué, dit-il, de l’attitude de la plupart des Français, qui regardaient l’émigration comme une partie de plaisir et faisaient de grandes dépenses, comptant que les affaires seraient bientôt finies. » Il préféra aller vivre avec quelques amis dans un petit village, situé près de Maestricht. Revenu peu à peu à la santé, il voulut reprendre du service. Après maintes démarches inutiles pour passer dans un corps à la solde de l’Angleterre destiné à agir en Bretagne, il se décide à s’enrôler parmi les Condéens, dont le camp était alors à Rastadt. Le