Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/581

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de répondre, s’il est permis toutefois de décider d’après des conjectures. Qu’importe ici? Ce ne sont point des plans de campagne après-coup que nous cherchons dans les cahiers de Coignet, c’est l’expression des pensées et des sentimens des troupes. Là est l’intérêt supérieur des mémoires du vieux capitaine, comme aussi des Souvenirs de l’abbé C... et du Journal de Fricasse. On y trouve la psychologie des soldats pendant la grande épopée de la république et de l’empire, on y sent vivre l’âme même de l’armée.

L’existence commune autour du drapeau engendre la communauté des pensées. C’est la base de l’esprit de corps. Sous le même uniforme, le cœur des soldats vibre à l’unisson. Sans doute, tous les grenadiers n’étaient point des Coignet, mais Coignet les représente tous dans leur expression la plus vive et dans les caractères essentiels de leur être. Coignet est soldat dans l’âme ; il se bat sans autre idée que celle du plaisir de se battre. Il a la religion du régiment, il en aime la vie réglée, où l’on n’a qu’à se laisser vivre. Il est fier de son uniforme et s’enorgueillit autant de ses galons de caporal dans la garde que de sa croix d’honneur. Il a l’ivresse de la poudre et le culte du bouton de guêtre. Il a rompu sans retour avec le foyer, car il ne comprend pas d’autre métier que celui des armes et il en accepte d’un cœur léger les plus terribles servitudes morales. C’est l’homme de l’obéissance passive, le prétorien, l’opposé du soldat citoyen, puisqu’il est l’esclave du devoir militaire, tout différent du devoir civique. Son dévoûment à l’empereur se change d’autant plus facilement en idolâtrie qu’à ses yeux l’empereur est la vivante personnification de la guerre. Coignet est aussi dur aux souffrances qu’intrépide devant le feu. Parfois, si la pluie est trop forte, l’ordinaire trop réduit, l’étape trop longue, il maugrée dans sa moustache, car il n’est pas grognard pour rien. Mais un rayon de soleil, un verre de vin, un grondement lointain de canon, il retrouve ses jambes et sa bonne humeur, et donne le coup de sac, prêt à marcher jusqu’au bout du monde à travers la mitraille.


HENRY HOUSSAYE.