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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/632

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au nom du commerce, la nécessité de la protection mutuelle et des franchises; elle avait inventé le crédit, ce dernier mot de la confiance réciproque entre les hommes. On l’avait vue, en un de ses périls, faire un emprunt d’état, avec obligations négociables, comme aujourd’hui[1]. Son commerce habile, secondé par une diplomatie tenace et prévoyante, avait introduit partout ses représentans et ses colons, auxquels elle faisait obtenir des privilèges exceptionnels. Telles étaient les sources de cette merveilleuse opulence dont elle a su demander aux arts, dans tous les temps, une consécration triomphante. Venise n’avait pourtant su respecter ni certaines limites que l’humanité lui imposait, ni certains devoirs que lui commandaient la foi religieuse et le sentiment d’honneur qui s’imposaient alors. En dépit des prohibitions que multipliaient les gouvernemens et l’église, et bravant une réprobation devenue générale en Europe, elle pratiquait avec une révoltante cupidité le commerce des esclaves. Alors même que son activité intelligente abaissait quelques-unes des barrières qui séparent les hommes, elle avait conçu par égoïsme une farouche haine contre ses concurrens commerciaux, Gênes, Pise, Amalfi. Alors que l’infidèle était la terreur et le danger trop réel de la chrétienté, elle n’avait pas honte de commercer avec lui et de lui porter, en échange d’un gros gain, le matériel de guerre et les armes. C’était trahir doublement ses contemporains, au point de vue de leur sécurité matérielle et, au point de vue de leurs croyances religieuses. Il ne fallait rien moins que son excès de puissance pour lui permettre de blesser impunément de la sorte le sentiment des peuples. A peine le projet de croisade était-il annoncé que Venise ouvrait avec l’Egypte des négociations dont M. de Mas Latrie et un savant Allemand, trop tôt ravi à la science, Karl Hopf, ont donné, chacun de son côté, des preuves indéniables. Le traité qui termina ces négociations assurait à Venise dans les contrées musulmanes de très précieux privilèges commerciaux, à condition, bien entendu, qu’elle détournât le coup qui menaçait l’Egypte. C’est pour satisfaire à ces engagemens que la république, après avoir imposé de longs retards aux chefs de l’armée chrétienne, entraîna les croisés contre la ville de Zara, dont elle revendiquait la suzeraineté, violence inique qui suscita parmi les Latins beaucoup de mécontentemens et de désertions.

Mais le traité conclu par les Vénitiens avec les infidèles ne suffit pas pour expliquer comment la croisade put dégénérer en une

  1. En 1171. Voyez l’intéressant mémoire de M. J. Armingaud, Histoire des relations de Venise avec l’empire d’Orient depuis la fondation de la république jusqu’à la prise de Constantinople au XIIIe siècle, p. 98. Paris, 1868. Voyez le livre de M. Heyd.