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cesse veillé à sa politique orientale : c’était pour elle une question d’existence. On peut lire, à la date du 24 mai 1504, dans l’important Recueil des traités conclus entre les chrétiens et les Arabes au moyen âge, publié par M. de Mas Latrie, les plus curieuses preuves de cette passion persistante deux siècles encore après la quatrième croisade. Quand Venise apprit la découverte du cap de Bonne-Espérance et les premiers établissemens des Portugais dans les Indes, elle comprit aussitôt combien ces progrès étaient menaçans pour elle. Déjà des cargaisons de poivre à bon marché arrivaient en Europe ! M. de Mas Latrie a fait connaître les étranges instructions secrètes données par le conseil des Dix à l’ambassadeur de la république près le sultan. Lorsqu’il sera seul avec Sa Sublimité, solus cum solo, il lui fera comprendre que ses intérêts et ceux de Venise sont identiques, que, si la république ne peut pas faire en ce moment une guerre ouverte aux Portugais parce que toute la chrétienté prendrait parti pour eux, elle entend bien prendre, de concert avec les infidèles, toutes les mesures propres à ruiner cette concurrence et à châtier cette usurpation. C’était cette même politique qui, au milieu du XVe siècle, quand les invasions des Turcs dans l’Europe orientale menaçaient du dernier péril Constantinople et les établissemens vénitiens, traitait officiellement, au nom du conseil des Dix, avec des empoisonneurs et des assassins contre Mahomet II et les principaux chefs musulmans. C’est encore M. de Mas Latrie qui en a donné les preuves incontestables dans le premier volume des Archives de l’Orient latin. Venise aurait donc bien pu, puisqu’elle y trouvait son compte, détourner la quatrième croisade contre l’empire grec, comme elle l’avait dirigée d’abord contre Zara. Il est à croire qu’elle n’a pas manqué d’agir en ce sens autant qu’il était en elle.

Toutefois on n’expliquerait pas suffisamment ainsi le rôle d’un personnage aussi important que Philippe de Souabe, roi des Romains, celui des chefs allemands qui le suivirent, et celui de Boniface, marquis de Montferrat, lié à la même politique. Ces personnages devaient avoir un autre intérêt dans la croisade que celui de Venise. Pourquoi intervinrent-ils et en quel sens ? C’est sur ce point que les explications proposées sont nouvelles et paraissent concluantes.

Il faudrait voir ici un nouvel épisode de la grande lutte entre le sacerdoce et l’empire, entre le parti guelfe et le parti gibelin. Philippe de Souabe reprenait contre les papes et contre l’empire grec, dont les prétentions surannées s’exerçaient encore en Italie, à la fois la conduite agressive de Frédéric Barberousse et de Henri VI, son père et son frère, et la politique antibyzantine des Guiscard et des Roger. Innocent III venait de lancer contre lui l’excommunication