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du 20 au 21 septembre, quelques Valaques répandirent le bruit que les Turcs approchaient. À cette seule nouvelle, la retraite se changea en déroute : ce fut à qui se sauverait le plus vite et le plus loin. Sur les ailes de cette immense ligne de bataille, les Autrichiens n’étaient pas plus heureux. Joseph II, découragé, cédant d’ailleurs aux sollicitations de son frère, l’archiduc Léopold, enleva le commandement de l’armée à Lascy pour le transmettre au comte Hadik. Il quitta l’armée le 5 octobre 1788 et revint à Vienne, emportant avec lui le germe de la maladie qui devait le tuer.

Revenons à l’armée russe. Avant que l’Autriche eût déclaré la guerre, Joseph II, se doutant bien qu’il aurait à soutenir le principal effort des Turcs, avait dépêché le prince de Ligne à Potemkin, pour le presser d’agir. Mais il n’était pas facile d’incliner à un parti quelconque le favori de Catherine. Enfin, au mois de mai 1788, le général russe quitta Élisabethgrad pour marcher à petites journées sur Otchakof, la première des forteresses turques sur le littoral de la Mer-Noire. Il arriva sous les murs de cette ville vers le milieu de juillet avec 4,000 hommes de troupes régulières et 6,000 Cosaques. Sans être imprenable, la forteresse d’Otchakof était un obstacle sérieux. Les travaux d’approche ne furent commencés que trois semaines après l’arrivée de l’armée ; ils furent continués avec beaucoup de lenteur et de prudence.

La guerre et le siège étaient d’ailleurs les choses du monde à quoi Potemkin prenait le moins d’intérêt. Ce qui l’occupait, c’étaient les intrigues de la politique européenne, au courant desquelles il se tenait avec infiniment de soin ; c’étaient les bals, les réceptions, les festins dont son camp était le principal théâtre. L’été s’écoula dans ces divertissemens, l’automne arriva, humide et froid, puis un hiver rigoureux. Cette inaction d’une part, et de l’autre les revers de l’armée autrichienne, encourageaient le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II à contre carrer les projets de Catherine, qui sentait parfaitement que le nœud de la situation était à Otchakof et que Potemkin seul pouvait le trancher. Elle pressait de plus en plus son favori : d’ailleurs la situation des assiégeans devenait critique. La rigueur de l’hiver était extraordinaire, nombre de soldats moururent de froid. Enfin, le 16 décembre, le général Rakhmanof, qui était ce jour-là de service, vint annoncer au commandant en chef que le bois manquait ; à peine était-il sorti, que le général Kakhowski annonça à son tour que la dernière ration de farine venait d’être distribuée et que l’armée se trouvait à la veille de manquer de pain. Il ne restait qu’une issue : tenter l’assaut. L’ordre en fut donné pour le lendemain. Les soldats russes, avant de marcher, reçurent une dernière ration d’eau-de-vie à laquelle on avait mélangé du poivre d’Espagne réduit en poudre. La défense ne fut pas moins énergique que l’attaque. Pendant tout le temps que dura ce terrible combat, Potemkin demeura assis sur la terre, le visage couvert