Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/818

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
812
REVUE DES DEUX MONDES.

l’esprit, qu’ils refusaient à leurs ouailles. Ils avaient confisqué la clé de ce monde et de l’autre. De là la sorcière effrénée qui court au sabbat, maudit Dieu et se vend au diable. Dans le duel horrible qui s’engage entre l’inquisiteur et la sorcière torturée, très souvent la victoire demeure à celle-ci, lorsqu’elle refuse de renier Satan son maître et proclame jusque dans les flammes les délices de l’enfer. L’Alsace a été particulièrement féconde en bûchers de sorcières, et le souvenir des orgies du sabbat est resté attaché à un grand nombre de montagnes. Outre la tradition populaire, les actes des innombrables procès de sorcellerie racontent les fiançailles et les noces avec le diable, les chevauchées à travers l’air, sur des balais, des fourches et des fagots d’épines, les hideurs de la messe noire et les frénésies de la danse infernale. Ici, comme ailleurs, dans toute cette fantasmagorie, il est impossible de distinguer l’hallucination de la réalité. Mais il est un témoignage que nous pouvons rendre aux sorcières alsaciennes sans crainte de nous compromettre, c’est celui d’une fermeté particulière dans la torture et d’une fidélité remarquable à maître Satan. Ne leur en voulons pas trop : les natures énergiques sont persévérantes dans le mal comme dans le bien. À ceux qui voudraient tirer de ce fait des conclusions fâcheuses pour le caractère alsacien, nous répondrions par ce mot de La Rochefoucauld : « On n’est pas vraiment bon quand on n’a pas la force d’être méchant. »

Ni le pauvre paysan, ni la malheureuse sorcière ne pouvaient créer un ordre de choses nouveau. Quelque juste que fût la révolte, leur protestation n’était que celle de la violence et de l’instinct déchaînés. La seule qui pouvait réussir était celle de la conscience, car c’est de ce foyer lumineux que partent tous les mouvemens qui changent la face de l’humanité. La réformation fut un de ceux-là. Le principe de la réforme est celui du christianisme lui-même ; il est aussi vieux que l’église, et nous retrouverions ses analogues dans toutes les religions idéalistes. C’est toujours le retour de l’extérieur à l’intérieur, des œuvres mortes à la foi vivante, de la tyrannie du formalisme à la liberté du sentiment, de l’évangile éphémère de la lettre à l’évangile éternel de l’esprit. Joachim del Fiore répond à saint Paul et Luther à Jean Huss. Tous ils en appellent des prêtres au Christ. Le mot le plus hardi de Luther est celui-ci : « L’homme chrétien est libre ; tous les chrétiens sont prêtres et de race royale. Tous ont le droit et le devoir de travailler au bien commun. » Ce mot dépasse de beaucoup son œuvre. Grand caractère, esprit limité et homme pratique, il eut l’étroitesse nécessaire pour fonder une nouvelle église. Mais l’esprit déchaîné souffla comme un ouragan. L’Allemagne se remplit de