Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/851

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des opinions. » Et il ajoutait : « Je ne veux avoir pour adversaires que les idées. » La seconde règle, applicable aux discussions actuelles de la philosophie, je l’ai prise dans le même auteur : « Quelles que soient les idées, il faut admettre la sincérité possible de ceux qui les professent ; la discussion n’est sérieuse qu’à cette condition, et ni l’énormité intellectuelle de l’erreur, ni ses funestes conséquences pratiques n’excluent sa sincérité. » J’en ai ajouté une troisième : c’est d’essayer de comprendre dans leur vrai sens les idées que j’ai dû combattre, d’interpréter à fond ces théories, sans trop m’arrêter à des erreurs manifestes ou à des contradictions de surface. C’est un des plus regrettables travers de la polémique que de chercher à tendre à l’adversaire des pièges, de le surprendre en flagrant délit d’oubli momentané de ce qu’il a pensé ou dit ailleurs, et de rechercher des triomphes aussi faciles qu’insignifians sur des malentendus.

Ai-je été fidèle à ces règles que je me suis posées dès le début de mon enseignement ? Je l’espère. C’est à mes auditeurs à répondre. Je ne puis répondre que de ma bonne volonté. Ce que je puis affirmer, c’est qu’en toute question, j’ai tâché d’élargir le débat, de l’élever, de me placer à cette hauteur où la personnalité s’efface et disparaît, où les idées seules sont enjeu. Si l’on n’a pas toujours observé à notre égard les règles que je me suis tracées inflexiblement à moi-même, il importe peu. On ne peut répondre que de soi. Si, dans une vie, vouée à des discussions de ce genre, je n’ai pas trouvé la paix, j’y ai maintenu au moins pour ma part le combat qui ennoblit, la lutte loyale des doctrines. Que fallait-il pour cela? Rien de plus qu’aimer sincèrement la vérité. Il fallait l’aimer assez pour en respecter même l’illusion dans les autres. Il fallait l’aimer pour les autres comme pour soi ; il fallait l’aimer, même quand elle nous gênait ; c’est ce que j’ai essayé de faire.

On nous dira, en parcourant ce tableau sommaire des questions posées, que nous nous sommes tenu constamment dans une situation défensive. Cela est vrai. Il y a des époques pour le dogmatisme, où il peut se déployer à l’aise et en toute liberté, dans le plein essor de ses grandes certitudes. C’est ce que Saint-Simon appelait les époques organiques, celles où se fondent les doctrines. Et puis il y a les époques critiques, comme la nôtre, celles où les grandes batailles s’engagent de toutes parts autour des idées, où il faut chaque jour combattre pour ses convictions, les exposer et les confirmer par l’examen des systèmes adverses, tâcher de les faire triompher par la lutte. Cette position défensive, ce n’est pas nous qui l’avons choisie, ce sont les circonstances qui nous l’ont faite, c’est l’état actuel des esprits qui nous l’a imposée.