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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/875

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principes et par règles, ou même des sens, et quelquefois aussi des fortunes. Ce serait sans doute par trop de pruderie que de reprocher à la Marianne de Marivaux ce qu’elle dit d’ingénieux, ou plutôt de savant, sur l’esthétique de la parure féminine. « C’est moi qui vous le dis, qui le sais à merveille, qu’en fait de parure, quand on a trouvé ce qui est bien, ce n’est pas grand’chose, et qu’il faut trouver le mieux pour aller de là au mieux du mieux, et que, pour attraper ce dernier mieux, il faut lire dans le cœur des hommes et savoir préférer ce qui le gagne le plus à ce qui ne fait que le gagner beaucoup, et cela est immense. » Qui ne voit cependant que cet art de lire « dans le cœur des hommes » risque déjà de mener les femmes un peu loin ? Elle dit ailleurs, au ressouvenir de ses succès de jolie femme : « Je me jouais de toutes les façons de plaire ; je savais être plusieurs femmes en une. Quand je voulais avoir un air fripon, j’avais un maintien et une parure qui faisaient mon affaire ; le lendemain, on me trouvait avec des grâces tendres ; ensuite j’étais une beauté modeste, sérieuse, nonchalante. Je fixais l’homme le plus volage, je dupais son inconstance, parce que tous les jours je lui renouvelais sa maîtresse ; et c’était comme s’il en avait changé. » Ceci est déjà plus grave ; et nous voilà sur la pente jusqu’au bout de laquelle va bientôt rouler le roman du XVIIIe siècle. On s’est demandé si les héros de Crébillon fils et de Duclos avaient existé quelqu’autre part ailleurs que, dans l’imagination libertine et dépravée de leurs auteurs. La Marianne de Marivaux répond clairement à la question. La coquetterie des femmes fait les hommes à bonnes fortunes. Quand l’art de plaire devient une science : la science de tout promettre et de ne rien accorder ; l’art de vaincre en devient une autre : celle de ne rien donner et de tout obtenir. L’auteur de Marianne et du Paysan parvenu est ainsi beaucoup plus près qu’on ne le croit communément de l’auteur des Égaremens du cœur et de l’esprit. Il y a positivement déjà dans le roman de Marivaux, parmi toutes les finesses et toutes les subtilités, une veine de libertinage.

Elle est reconnaissable dès ses premières œuvres, dans les Effets surprenans de la sympathie, par exemple, et je regrette d’avoir à la signaler dans la Vie de Marianne elle-même. Lorsque Marianne s’est froissé le pied et qu’on la transporte chez Valville, un chirurgien est aussitôt appelé pour examiner et tâter le mal. « Le bonhomme, pour mieux en juger, se baissait beaucoup, parce qu’il était vieux, et Valville, en conformité de geste, prenait insensiblement la même attitude et se baissait beaucoup aussi, parce qu’il était jeune, car il ne connaissait rien à mon mal, mais il se connaissait à mon pied, et m’en paraissait aussi content que je l’avais espéré. Pour moi, je ne disais mot et ne donnais aucun signe des observations