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fils. « La bibliothèque publique est composée de tout ce qu’on a écrit de l’amour et de ses mystères, depuis Anacréon jusqu’à Marivaux. Ce sont les archives de Cythère. L’auteur de Tanzaî en est garde. On y voit couronnés de myrtes les bustes de la reine de Navarre, de Meursius, de Boccace, de La Fontaine. On y médite les Marianne, les Acajou et mille autres bagatelles. » Composée en 1747, la Promenade du sceptique, d’où j’extrais ces lignes, n’a paru qu’en 1820 ; mais un autre roman de Diderot parut en 1748, et Marivaux y put lire le passage suivant : « L’auteur africain nous apprend ici que le sultan se précautionna d’un antisomnifère des plus violens,.. dont voici la recette : Prenez, de Marianne et du Paysan… quatre pages ; des Egaremens du cœur… une feuille ; des Confessions… vingt-cinq lignes et demie. » Marianne et Acajou, le Paysan et les Egaremens, on le voit, il ne sépare jamais Marivaux de Crébillon et de Duclos. Le compagnonnage est fâcheux… et significatif.

Ce qui probablement aura trompé les biographes, c’est que Crébillon fils, dans l’un de ses premiers romans, ayant très agréablement parodié la manière de Marivaux, Marivaux lui répondit, dans la quatrième partie du Paysan, et l’attaqua notamment sur les licences en effet assez grossières, dont Tanzaî et Néardané était déjà l’échantillon. Mais on n’a pas assez remarqué qu’il n’y trouve à reprendre que les licences « extrêmes, excessives, » comme il les appelle ; et que, pourvu que l’on sache « apprivoiser la corruption du lecteur, » il semble bien qu’à ses yeux tout soit sauvé. Si, selon Marivaux, le lecteur « n’aime pas les licences extrêmes » cependant, selon Marivaux toujours, « il ne laisse pas d’aimer les licences. » Toute la question est donc de les envelopper si bien et de les présenter avec tant d’art, d’une façon si insinuante, qu’elles opèrent leur effet comme sans que l’on s’en aperçoive ; et en se souvenant bien, selon le mot de Mme de Lambert, « que la pudeur n’est jamais plus utile ou plus avantageuse que dans les temps destinés à la perdre. » Que voit-on vraiment là qui ressemble à une protestation de Marivaux contre l’invasion de la licence dans le roman de son temps ? Mais, plutôt, à le bien entendre, c’est une leçon de leur art à tous deux que l’auteur du Paysan parvenu, déjà célèbre, donne d’un peu haut à l’auteur de Tanzaî et Néardané, qui débute ; ou bien encore, si l’on aime mieux, c’est une supériorité dans l’art de toucher ces matières délicates que Marivaux s’arroge à lui-même sur ce grand fou de Crébillon fils. Il prouve à ce jeune homme qu’il ne faut pas s’abandonner avec cette fougue à son goût de libertinage ou de volupté, mais apprendre à s’en servir et le faire valoir selon la formule et selon les règles de l’art. Nous ne serions donc pas éloigné d’accepter ici la supposition de M. Fleury, qui veut que le Paysan parvenu n’ait