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du caprice de Mme de Ferval pour Jacob? Mais ce que je comprends encore moins, c’est qu’il ait loué les continuateurs du roman de ne s’y être point mépris, et dans les trois parties qu’ils ont ajoutées aux cinq de Marivaux de s’être montrés « logiques, en conservant à Jacob une honnêteté, chancelante au début, mais affermie par l’expérience. » Car, sans me donner ici le ridicule de moraliser sur cette façon de s’enrichir aux dépens du cotillon, et de faire son chemin dans le monde, comme dit Jacob, en « goûtant si délicatement le plaisir de vivre; » je ferai toutefois observer qu’il n’y a guère de moyens de parvenir qui dégradent plus sûrement un homme, et qu’en fait d’expériences, si celles du personnage de Marivaux conduisent quelque part, ce pouvait bien être à la ferme générale, en ce temps-là, mais non pas certes à l’honnêteté. J’ai déjà nommé plus haut Restif de La Bretonne : la vraie suite du Paysan parvenu, c’est le Paysan perverti. En refaisant l’œuvre de Marivaux, comme Marivaux avait lui-même tant de fois refait celle des autres, Restif a du moins compris que ce n’était point par les femmes que l’on s’élevait des vices de la domesticité jusqu’aux vertus du bourgeois, mais que c’était par les femmes, au contraire, que l’on descendait de la bassesse même de la valetaille à quelque chose de plus déshonorant encore.

Le choix lui seul du sujet et la manière de le traiter, gravement, sérieusement, sans ombre d’ironie ou de satire, expliquent assez pourquoi le Paysan parvenu, dont le succès au XVIIIe siècle semble avoir été plus vif que celui de Marianne, est aujourd’hui moins lu et moins cité que Marianne. Les qualités du romancier n’y sont pourtant pas moindres. Il y a plus d’aventures, comme on disait, partant plus de personnages; et s’il y a moins de réflexions, elles sont peut-être plus profondes et de plus de portée. Pourquoi maintenant Marivaux, qui vécut plus de vingt ans encore après avoir publié la onzième partie de Marianne, ne termina-t-il ni l’un ni l’autre de ces deux ouvrages? C’eût été sans doute un plus naturel emploi de ses loisirs que de publier entre temps Pharsamon, ou les Folies romanesques, cinq volumes qui pouvaient dormir dans l’oubli où il les avait laissés lui-même vingt ans durant[1]. Toujours est-il que sa carrière littéraire se termine avec la onzième partie de Marianne, en 1741, et qu’à partir de cette date, ayant cessé d’écrire, il a vraiment cessé de vivre. L’un des plus grands chagrins qu’il puisse y avoir pour un homme de lettres ne lui fut pas épargné, le chagrin

  1. Je devrais dire vingt-cinq ans, si j’adoptais la date que MM. J. Fleury et G. Larroumet assignent à la publication de Pharsamon. Mais si la première édition du Pharsamon n’est, comme ils le veulent tous les deux, que de 1737, il resterait à expliquer comment Lenglet du Fresnoy l’a pu cataloguer dans sa Bibliothèque des romans, qui parut en 1734.