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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/886

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domaine de l’observation morale ; mais, au lieu de raffiner comme lui leur langage à mesure que le sujet de leur observation se dérobait en quelque sorte à leurs prises, ils s’efforçaient au contraire de se rendre plus intelligibles, et pour cela d’écrire d’une manière plus approchée de l’usage ordinaire et de la façon commune de parler. Contentons-nous, pour fixer les idées, de mettre ici les noms de Vauvenargues et de l’abbé Prévost. Vauvenargues, à sa manière, n’est pas moins fin que Marivaux, et Prévost ne lui cède pas, dans la peinture au moins des passions de l’amour ; mais les hardiesses mêmes du premier le ramènent, comme à chaque pas qu’il se sent tenté de faire vers la préciosité, dans le grand courant de la langue ; et, entre beaucoup de qualités que Manon Lescaut a par-dessus Marianne, son absolue simplicité n’est pas celle qu’il y faut le moins admirer. Avouons-le donc. Les théories de Marivaux sur l’art d’écrire sont l’une des pires expressions qu’il y ait de l’individualisme, comme diraient les philosophes, et, comme nous dirons plus franchement, de la suffisance en littérature. Elles reposent, en effet, sur trois principes : le premier, que tout ce qui nous passe par l’esprit vaut la peine d’être noté ; le second, que notre manière de le noter est toujours exactement conforme et pleinement coïncidante à notre manière de sentir ; le troisième enfin, que la singularité de la notation fait preuve à elle seule de la nouveauté de la pensée ; et ces trois principes sont également faux, sophistiques et dangereux.

Ils étaient neufs alors; et ce mot achève d’expliquer, selon nous, comment ce que les uns apprécient dans Marivaux est au contraire ce que les autres n’en peuvent supporter. Dans le fond comme dans la forme, c’est un inventeur que Marivaux; et l’abondance même de ses inventions fait encore aujourd’hui l’incertitude de sa réputation. On ne se doute pas, à moins de les avoir lues tout entières, depuis les Effets surprenans de la sympathie jusqu’au Cabinet du philosophe, de ce qu’il y a dans ses œuvres d’idées ou de germes d’idées qui n’ont porté leurs fruits que plus tard. Si nous ne le lisons plus, son siècle l’a lu, beaucoup lu, les plus fameux eux-mêmes dans son siècle, Diderot et Rousseau notamment. Dans des œuvres célèbres, et bien autrement célèbres que les siennes, son influence est visible. J’ai déjà dit que Marianne passait pour avoir inspiré Paméla ; dans les Effets surprenans de la sympathie, qui sont de 1713, je connais une vingtaine de pages dont on dirait la première esquisse de Robinson Crusoé, lequel est de 1719. Il vaut mieux appuyer sur ce que Diderot et Rousseau doivent à Marivaux.

Il est bien difficile, comme l’a fait observer M. Larroumet, de ne pas voir dans les neuvième, dixième et onzième parties de Marianne le thème initial de la Religieuse. Ailleurs, dans son Indigent philosophe,