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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/889

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souvenirs de ses lectures. Rassemblant maintenant tous ces traits, on sera frappé de ce qu’il y a déjà de Rousseau dans ce passage des Effets surprenans de la sympathie. Jeté sur une île que ses ennemis avaient crue déserte, l’un des personnages du roman y découvre des hommes encore sauvages et se fait leur éducateur.


Quand ils surent faire des cabanes, ils m’en travaillèrent une qu’ils ornèrent de tout ce qui peut lui donner de l’agrément. J’appris insensiblement une partie de leur langage.. Alors je réglai leurs mariages... Ces mariages étaient sans cérémonie... Je leur dis que l’union de l’homme et de la femme devait durer toute la vie, que cette union devait se contracter du consentement des deux parties, parce que les femmes étaient, comme les hommes, douées d’une âme à qui l’Être souverain avait donné pour avantage une liberté de se déterminer qui ne relevait de personne. C’est cet Être, leur dis-je, qui a fait tout ce que vos yeux vous font voir... Ils écoutaient mes discours avec un sentiment intérieur qui leur faisait connaître que j’avais raison. Je leur dis après qu’ils devaient adorer cet Être et le craindre. Le culte que vous lui devez, ajoutais-je, consiste à le remercier des biens dont il vous partage, à ne point murmurer des maux dont souvent sa juste colère vous punit; il vous a faits pour lier ensemble une société, la paix en doit faire le fondement. Vous devez après cet Être vous aimer les uns les autres, éviter surtout les trahisons, les meurtres et toutes les actions violentes dont l’Être souverain est irrité. Chaque homme doit respecter son semblable et ne doit pas attenter à une vie dont l’Être souverain seul doit disposer, puisque c’est lui qui vous l’a donnée.


Entre Fénelon et Rousseau, ces quelques lignes, — qui parurent en 1713, il ne faut pas l’oublier, — ne marquent-elles pas la transition du christianisme déjà bien vague du Télémaque au déisme tout pur de la Profession de foi du vicaire savoyard?

On pourrait multiplier les exemples. Tel mot fameux de Chamfort, souvent cité, celui-ci, par exemple : « L’amour est un commerce orageux qui finit toujours par une banqueroute, et c’est la personne à qui on fait banqueroute qui est déshonorée, » appartient à Marivaux presque textuellement. Il compare, lui aussi, l’amour à un commerce, et il dit: « Si la femme consomme le paiement, serviteur à la débitrice, la chance tourne ; c’est elle qui devient la créancière, et le tout finit par une banqueroute qui la déshonore, quoique ce soit elle à qui on la fasse. » Parmi les petits moralistes, Chamfort est d’ailleurs l’un de ceux qui doivent le plus à Marivaux. On ne supposera pas, au contraire, que Balzac, — l’auteur du Père