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général, Descartes, Malebranche et les cartésiens avaient découragé les esprits de la lecture des livres et de l’étude des anciens. Mais, de même que Descartes avait détrôné les anciens en philosophie, de même Voltaire et Condillac détrônèrent Descartes et le reléguèrent dans le passé. Si Platon était un rêveur, Descartes ne l’était pas moins. Sa physique était un roman, à plus forte raison sa métaphysique. Inutile de dire qu’à cette époque et jusqu’à nos jours, presque personne n’avait lu Spinoza. Malebranche n’était admiré que pour son chapitre sur les erreurs des sens et de l’imagination. Leibniz n’était guère connu que par le Candide de Voltaire. Les Nouveaux Essais, parus en 1764, ne sont jamais cités. Il n’y avait alors ni grandes traductions des anciens, ni éditions populaires, ni œuvres complètes des grands philosophes. Non-seulement l’école condillacienne ne connaissait ni l’antiquité, ni le XVIIe siècle, ni Leibniz, ni Spinoza ; mais elle ignorait même ce que faisaient alors les écoles contemporaines, en Angleterre et en Écosse, dans le même sens que la philosophie française. La philosophie de Hume, qui tout d’abord s’était introduite en Allemagne et avait réveillé Kant « du sommeil dogmatique, » était inconnue parmi nous. Quoique les Essais de Hume eussent été traduits en français (1764), ni Condillac, ni Destutt de Tracy, ni Laromiguière n’ont connaissance du fameux Essai sur la causalité, qui est une date de la philosophie moderne. Reid lui-même, quoique traduit également vers 1768, était resté oublié et inconnu jusqu’au moment où Royer-Collard l’introduisit dans la discussion philosophique en 1811. Quant à l’Allemagne, l’ignorance n’était pas moins grande ; le vague et diffus ouvrage de Villers sur la Philosophie de Kant, le sec Abrégé de Kinker, traduit du hollandais, et, en 1814, quelques pages brillantes de Mme de Staël, telles étaient les seules ressources que l’on eût à sa disposition.

Dans ce vide et ce dénûment des connaissances philosophiques, il faut faire une exception en faveur d’un livre des plus estimables, dont le prix est singulièrement relevé quand on le compare avec le milieu environnant : c’est l’ouvrage de M. de Gérando sur l’Histoire comparée des systèmes de philosophie (1804). Ce livre, malgré ses lacunes, et malgré l’esprit un peu étroit qui l’anime, n’en était pas moins le seul alors où l’on pût apprendre quelque chose sur le passé et sur le présent. Gérando connaissait Leibniz, Hume, Reid, Kant, et même n’était pas étranger aux plus récens travaux de la philosophie allemande. Mais la froideur générale du style, l’absence de préparation chez les lecteurs, l’opinion, universellement admise, que toute philosophie n’avait été jusqu’à Condillac qu’un tissu de rêves, ôtaient toute influence à cet ouvrage, dont on ne remarque l’effet et l’action sur aucun penseur contemporain.

Il y avait d’ailleurs encore à cette époque une autre cause de