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psychologique, je veux parler de M. de Biran. Me voilà déjà, de compte fait, trois maîtres en France ; je ne dirai jamais tout ce que je leur dois. M. Laromiguière m’initia à l’art de décomposer la pensée ; il m’enseigna à descendre des idées les plus abstraites et les plus générales que nous ayons aujourd’hui, jusqu’aux sensations les plus vulgaires qui en sont la première origine, et à me rendre compte du jeu des facultés élémentaires ou composées qui interviennent successivement dans la formation des idées. M. Royer-Collard m’apprit que si ces facultés ont en effet besoin d’être sollicitées par la sensation pour se développer et porter la moindre idée, elles sont soumises, dans leur action, à certaines conditions, à certaines lois, à certains principes que la sensation n’explique pas, qui résistent à toute analyse, et qui sont comme le patrimoine naturel de l’esprit humain. Avec M. de Biran, j’étudiai surtout les phénomènes de la volonté. Cet observateur admirable m’exerça à démêler dans toutes nos connaissances, et même dans les faits les plus simples de conscience, la part de cette activité volontaire, de cette activité dans laquelle éclate notre personnalité. C’est sous cette triple discipline que je me suis formé : c’est ainsi préparé que je suis entré, en 1815, dans l’enseignement public de la philosophie à l’École normale et à la Faculté des lettres[1]. »

Tel est le témoignage rendu par Victor Cousin à ses maîtres à une époque où, devenu chef d’école à son tour, il aurait pu avoir la tentation si naturelle d’exagérer ses propres mérites aux dépens de ses prédécesseurs. On ne peut résumer avec plus de précision ni avec plus de justesse les mérites propres à chacun de ces trois maîtres, et le genre de services que Cousin a reçus de chacun d’eux. A M. Laromiguière il dut la distinction de la sensation et de l’attention ; à Royer-Collard, la distinction de la sensation et de la perception et l’affirmation des principes de la raison ; à Biran, le principe de la volonté. Tout ce qui a dépassé ces doctrines dans l’école éclectique est venu de lui.

Quant à l’influence exercée sur la philosophie du siècle, quant au renouvellement des études philosophiques, il ne faut pas oublier que, sauf Laromiguière, les maîtres de Cousin n’avaient rien ou presque rien publié. Royer-Collard, après trois ans d’enseignement, abandonna la philosophie pour la politique. Il n’avait rien écrit ; les fragmens que nous avons de lui furent publiés douze ans plus tard par les élèves de Cousin, et durent leur succès au succès même de l’école fondée par celui-ci. Quant à Maine de Biran, qui n’avait pas eu à sa disposition l’action de l’enseignement public,

  1. Fragmens philosophiques, préface de la seconde édition ; 1883.