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I

Si nous demandions aujourd’hui à l’un de nos jeunes philosophes ce qu’il pense du livre : le Vrai, le Beau et le Bien, il répondrait vraisemblablement (s’il était impartial et bienveillant) que c’est un livre élégamment écrit, éloquent par endroits, d’un sentiment élevé, mais, en somme, d’une philosophie superficielle, un peu banale, toute littéraire, d’une philosophie de sens commun.

Cependant, ceux qui avaient assisté aux premiers enseignemens de Cousin, et qui nous en ont transmis le souvenir, en avaient conservé une impression bien différente. Sa philosophie passait alors, et même encore dans notre jeunesse, pour une philosophie profonde, obscure, mystérieuse ; lui-même paraissait une sorte d’hiérophante venant d’un monde invisible annoncer des choses inconnues. Un des rares survivans de cette première époque nous disait encore récemment que l’impression dominante qui restait de l’enseignement de Cousin était celle de « transcendantalisme[1]. » C’était donc une philosophie transcendante, et nullement populaire, qu’on attribuait au professeur.

Non-seulement les élèves, plus ou moins captivés par le prestige de la parole du maître, avaient eu et ont gardé cette impression ; mais elle paraît avoir été partagée par un juge de la plus haute compétence et non suspect en matière de transcendance, par le philosophe Hegel lui-même. Voici comment celui-ci parlait de Cousin vers cette époque : « En l’année 1817 et en 1818, le professeur Cousin, de Paris, dans les deux voyages qu’il fit alors en Allemagne, vint me rendre visite à Heidelberg. Dans les relations que j’eus avec lui pendant un séjour de quelques semaines, je le connus comme un homme qui s’intéressait très sérieusement à toutes les connaissances humaines, et notamment au genre d’études qui nous étaient communes à lui et à moi, et qui avait un ardent désir de se rendre compte avec exactitude de la manière dont la philosophie était traitée en Allemagne. Son ardeur si précieuse pour moi, surtout chez un Français, de plus la profondeur (die Gründlichkeit) avec laquelle il entrait dans notre manière, plus abstruse d’entendre la philosophie, et que je ne pouvais non plus méconnaître dans ses leçons de philosophie faites à Paris, et dont il m’entretenait m’inspirèrent le plus vif intérêt pour sa personne[2]. »

  1. Le terme de transcendantal est ici employé comme synonyme de transcendant.
  2. Hegel’s Werke, biographie, t. XIX, p. 308. Ce qui donne a ce jugement de Hegel toute sa valeur, c’est la nature du document d’où il est tiré. Il ne s’agit pas d’un article de complaisance, d’un écrit de politesse, mais d’une Lettre au ministre de la police, lors de la fameuse arrestation de Cousin à Berlin, dont nous parlerons plus tard. Or il importait fort peu au ministre de la police que Cousin fût profond ou non. Ce n’était donc pas pour le besoin de sa cause, mais spontanément, sans réflexion et sans calcul, que Hegel portait ce jugement.