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l’individu qui, sous sa responsabilité, parait décider en dernier ressort du bien et du mal. Parti de la morale de Kant en 1818, la développant l’année suivante par celle de Fichte, s’élevant au-dessus de celle-ci en ajoutant au principe du devoir pur la doctrine chrétienne de la charité et du dévoûment, il avait fini par dépasser encore le but, et, plaçant l’enthousiasme au-dessus du devoir, il aboutissait à la morale de Jacobi[1]. A la vérité, dans quelques passages de la même leçon, on le voit hésiter et reculer en quelque sorte devant les conséquences de ses principes. Il semble limiter et restreindre sa pensée, en la réduisant à la distinction précédemment établie entre la justice et le dévoûment. Mais tout le reste de la leçon contredit cette interprétation. Cette formule : La lettre tue et l’esprit vivifie s’applique à toute espèce de lettre et non pas seulement à la lettre en matière de charité. Les exemples cités (reconnaissance, obéissance aux parens, obéissance aux lois) ne sont nullement des préceptes de charité qui nous laissent plus ou moins libres : ce sont des règles de morale stricte et qui sont même d’entre les plus strictes. La question n’est donc pas de savoir si, au-dessus des lois strictes de la justice, il n’y aurait pas des actes libres et non imposés de dévoûment et de sacrifice, pour lesquels il ne peut y avoir de formule. Non, la question était plus délicate, plus profonde et plus glissante ; la théorie, plus hardie et plus dangereuse. C’est que les lois les plus strictes ont encore leurs exceptions ; c’est la doctrine du a droit de grâce, » comme l’appelait Jacobi, droit que l’homme s’arroge à lui-même malgré la loi, au-dessous de la loi. C’est ce qui ressort manifestement du passage suivant :

« Le législateur n’est pas lié par la loi qu’il a faite. Cette maxime, qui n’est pas toujours vraie en politique, est vraie en morale. Dieu ne reçoit pas la loi de cette nature sur laquelle il agit, il ne prend pas conseil des circonstances ; il ne prend conseil que de lui-même et de son éternelle puissance ; et l’homme-dieu, c’est-à-dire l’homme fait à l’image de Dieu et qui a pris Dieu pour modèle, l’homme, dis-je, doit prendre conseil en toutes choses non pas des circonstances qui changent, mais de lui-même, de l’intérieur, c’est-à-dire de la raison fille de Dieu, parole divine, et agir conformément à cette parole. » En parlant ainsi, Victor Cousin n’ignorait pas à quelles difficultés il se heurtait ; car il disait : « Je connais aussi bien, je

  1. Cousin avait vu Jacobi à Munich en 1818 en même temps que Schelling. Nous reconnaissons ici sa doctrine exposée dans la Lettre à Fichte. L’idée même d’attribuer l’enthousiasme non à la sensibilité, mais à la raison, était une des idées de Jacobi. Cousin, avec la faculté d’assimilation qui caractérise sa jeunesse, avait fondu dans ces dernières leçons la philosophie de Fichte, celle de Schelling et celle de Jacobi.