deviennent amoureux sans se connaître. Aurore a levé son masque l’espace d’une seconde, assez cependant pour que la magie de deux grands yeux noirs ait produit son effet, car elle est divinement belle cette petite veuve, quoiqu’elle ait une fille en âge d’être mariée. C’est une grande erreur de croire que les créoles se fanent plus vite que les Européennes. Très souvent, leurs charmes, épanouis de bonne heure, défient néanmoins les atteintes du temps. Aurore de Grapion est une de ces privilégiées.
Que si le lecteur nous demande maintenant le motif de la haine séculaire qui divise les Grapion et les Grandissime, nous lui apprendrons qu’en 1699, deux jeunes aventuriers français s’étaient égarés, le fusil sur l’épaule, dans des solitudes inexplorées où régnait, vêtue de plumes éclatantes et ceinte de peaux de serpens, une certaine Lufki-Humma, autrement dite Terre-Rouge, grande chasseresse elle-même. La reine vierge, la Diane de Tchou-pitoulas errant sous les magnoliers, son arc à la main, rencontra Épaminondas Fusilier et Zéphyr Grandissime, qui mouraient de faim au milieu des bois, après avoir vainement cherché un chemin qui pût les ramener vers le Mississipi. Elle les fit prisonniers, mais comme Calypso retint Ulysse, avec des intentions bienveillantes, et quand, à quelques jours de là, ils réussirent à rejoindre les canots de la flotte de M. d’Iberville, leur chef, elle les suivit, préférant à la royauté le bonheur d’appartenir au beau Fusilier. Toutefois, celui-ci ne resta pas son maître et son époux sans quelques combats. Elle lui fut disputée par l’impétueux Démosthène de Grapion, qui comptait aussi parmi cette troupe d’explorateurs. On jeta les dés pour régler le différend, Épaminondas fut vainqueur, et son rival se consola bientôt en choisissant une épouse dans le premier chargement que la police expédia de France. Ainsi s’arrangeaient les mariages à cette époque. Quelquefois aussi on épousait une fille à la cassette, une orpheline de bonne maison huguenote, par exemple, que le roi avait dotée, puis envoyée au loin faire souche d’honnêtes gens. Zéphyr Grandissime, pour sa part, épousa certaine veuve bien née, qu’une lettre de cachet amenait aux colonies. Leurs descendans se multiplièrent avec une énergie incroyable, tandis que, chez les de Grapion, au contraire, les fils uniques se succédaient languissamment comme à la file indienne et, presque tous, mouraient jeunes : il y avait pour cela plusieurs bonnes raisons ; c’étaient de rudes batailleurs, de terribles duellistes, des viveurs sans frein. Le dernier de la branche directe n’eut qu’une fille, mariée très jeune à un planteur d’indigo du nom de Nancanou, dont l’habitation se trouvait située sur la Fausse Rivière.
Mais à peine sa charmante Aurore avait-elle eu le temps de lui