Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/424

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

finirent par y faire honneur. En bas, dans le sous-sol, les fils et les filles de Cham fondaient, comme des oiseaux au milieu d’un champ de riz, sur une table non moins abondamment servie que celle des maîtres, et Bras-Coupé, bondissant tel qu’un fauve en gaîté, goûta, pour la première fois de sa vie, au jus de la vigne. Une seconde fois, il y revint, une cinquième, une dixième peut-être, buvant à chaque tour davantage, et il eût recommencé dix fois si sa femme n’eût adroitement caché la bouteille. Figurez-vous un tigre auquel on vole ses petits. Le moment revint vite où. il cria : « Encore ! » et un frisson parcourut la sombre assemblée. Pour accompagner sa requête et lui donner plus de force, il fendit alors la table d’un coup de poing en manière de ponctuation ; là-dessus les convives se dispersèrent, remontant précipitamment l’escalier et se cachant dans les coins. Tout à coup, Bras-Coupé se trouva seul à table.

Se levant, il alla droit au grand salon où l’on dansait. Le cotillon s’interrompit à sa vue ; ce furent de longs murmures. Bras-Coupé n’hésita pas, il rejoignit son maître, posa lourdement sur l’épaule de celui-ci sa griffe massive, puis d’une voix de tonnerre, demanda :

— Encore !

Le maître avait lancé un juron en espagnol ; il leva la main et tomba sous un coup terrible que lui asséna son esclave. Tous les candélabres en sonnèrent. Coup funeste… à celui qui le porta. Un blanc l’eût payé d’une amende et de quelques jours de prison ; à ce sauvage ivre il assurait la mort d’un félon. Ainsi le voulait le vieux code noir.

Un instant, les convives restèrent glacés d’épouvante comme si l’insurrection et la rapine allaient immédiatement s’ensuivre, tandis que, seul et désarmé dans une chambre pleine d’épées, le géant noir se tenait debout auprès de son maître, décrivant des signes étranges et roulant dans sa langue maternelle des paroles de haine. Point n’était besoin d’un interprète pour apprendre aux témoins pétrifiés qu’il s’agissait d’une malédiction voudou.

— Nous sommes grigris ! nous sommes ensorcelés ! s’écrièrent deux ou trois dames.

— Veillez sur vos femmes et vos filles, hurla un M. de Brahmin-Mandarin, allié aux Grandissime.

— Tirez, sur ces diables noirs, sans merci, reprit un autre parent, un Mandarin-Fusilier, qui résuma en ce seul mot l’unique remède créole aux haines et aux vengeances de race.

Mais d’un bond Bras-Coupé avait gagné la porte ; on vit son uniforme éclatant filer et disparaître le long, de la galerie dans un éclair bleu et rouge ; puis une nuée de gentilshommes poudrés s’élança en dégainant sur la vérandah pour voir au milieu du