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une place à part. Ils ne paraissaient dans les salons, en dépit de l’empressement qu’on mettait à les y avoir, que d’une manière subalterne. « Jamais, je crois, on ne rencontrera un concours plus extraordinaire de talens du premier ordre, une alliance de la beauté, de la puissance vocale et dramatique telle qu’on la voyait dans la Pasta jouant Tancrède[1] ; une union du génie, de la grâce, du pathétique comparable à ce qu’était la Malibran dans Desdemona ; un éclat de virtuosité, de jeunesse, de force et de fraîcheur qui puisse égaler Mlle Sontag dans Rosine du Barbier. » Tout ce que les Souvenirs de Mme d’Agoult lui dictent sur cette période inconnue de nous se peut dire de celle non moins illustre qui suivit et vint tout clore.

Ces Mémoires ont du naturel ; vous regrettez, en les lisant, que Mme d’Agoult ait tant écrit sur Dante et sur Goethe et si peu sur ses contemporains. Encore une que l’influence de Mme Sand aura déroutée et qui perdit à vouloir jouer les Titanides des qualités d’intelligence et d’éducation qui, discrètement cultivées, eussent bien autrement profité à sa gloire. À ces Souvenirs il faudrait joindre ceux de d’Alton-Shée ; on aurait ainsi tout le high life de l’époque sous son double aspect de bonne compagnie et de tourbillon. Celui-ci, que nous vîmes finir en démagogue du plus beau rouge, avait commencé par être page de Charles X, et c’est un des curieux signes de cette physionomie vouée de naissance à l’excentricité d’avoir pu affronter les contacts et les contagions les plus ignobles sans que sa distinction originelle en ait souffert. Sa frénésie était de l’humanitarisme, son athéisme lui venait de sa pitié profonde pour les déshérités, et, à travers tous les désordres et les déraillemens de sa vie physique et morale, la réserve et la courtoisie du gentilhomme, une politesse d’ancien régime, un lettré, un délicat sachant par cœur Molière et Racine et vous citant Shakspeare entre deux vins. Ses Mémoires, beaucoup plus que ceux de Mme d’Agoult, ont le vrai style de la chose, on y sent un écrivain, et l’auteur ne s’y montre pas. Une façon d’observer très individuelle, rarement des discussions, des anecdotes et des silhouettes à foison, quelquefois même, — comme pour Berryer et Musset, — de vrais portraits, bref le panorama d’une période intéressante entre toutes, car ces vingt années-là compteront parmi les plus belles du siècle. Nos idées régnaient en Europe, les peuples ne nous témoignaient que des sympathies, et les rois, quand ils se dispensaient de nous aimer, s’en tenaient à des sentimens qui ne dépassaient point la mauvaise humeur. Nos arts d’alors, notre poésie, notre théâtre si flamboyant et large

  1. « Quel malheur que cette femme-là s’obstine à chanter ! » s’écriait Talma, admirateur enthousiaste du talent de la Pasta.