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prince Lobkowitz, qui, en sa qualité de grand seigneur de Bohême, voyait avec regret échapper l’occasion d’entrer en triomphe dans sa capitale, exprimait cette pensée sans détour : « Était-on sûr, disait-il, sinon de la fidélité, au moins de la consistance des hordes de cavalerie indisciplinées des insurgens, comme on les appelait ; qu’on avait laissées seules devant Prague ? Si les généraux assié1-gés ; forçant, ce qui ne pouvait être difficile, cette ligne mobile et très peu profonde (la seule qu’ils eussent maintenant devant eux), descendaient en rase campagne, les troupes autrichiennes pourraient se trouver subitement soit prises à revers, soit séparées du Danube et coupées de leur base d’opérations. Un armistice conclu à temps pouvait prévenir ce hasard et épargner une inutile effusion de sang[1]. »

Dans le camp français, un langage analogue était tenu plus ouvertement encore, et par le général lui-même. Maillebois était un officier supérieur estimable, instruit à bonne école, mais, comme tous ceux qu’employait Fleury, manquant à la fois de jeunesse et d’entrain. On lui avait d’ailleurs tant dit, tant répété, avant de le mettre en campagne, qu’on lui confiait la dernière espérance de la France, que la main lui tremblait en vérité avant de jouer cette carte suprême. Les meilleures chances de victoire n’auraient même pas suffi à le rassurer, car on ne lui avait pas dissimulé qu’on l’envoyait en Allemagne, non pour y rester lui-même en vainqueur, mais pour en revenir avec l’armée délivrée le plus tôt possible. À ce point de vue, l’éclat même d’un trop grand succès était à craindre. « Il faut, lui avait dit le maréchal de Noailles dans un mémoire écrit, que les généraux se persuadent qu’il s’agit bien moins, dans cette conjoncture, de remporter des victoires que de parvenir, par de bonnes et sages mesures, à réunir nos troupes pour les ramener au plus tôt dans le royaume. On regardera sans doute comme un paradoxe, et c’est cependant une très grande vérité, que, lorsque toutes nos troupes seront en Allemagne, une bataille gagnée, quelque décisive qu’elle soit par rapport aux affaires de l’empereur, nous mettra dans un extrême embarras, attendu la situation de nos frontières et les efforts que l’ennemi ne manquera pas d’y faire pour y opérer une diversion, et la continuité d’une guerre fort onéreuse qu’on ne terminerait peut-être qu’au désavantage de la France[2]. »

Un général qu’on mettait ainsi en garde contre la tentation de

  1. Robinson à Carteret, 3 octobre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.)
  2. Mémoires du maréchal de Noailles. (Correspondances diverses, Ministère de la guerre.)