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certainement les deux premières et avec elles le fruit de mes services et celui que je pouvais m’en promettre encore : et la troisième courra de grande risques par le désespoir où je me verrai réduit. » Le départ des soldats espagnols ne se fit qu’avec de grandes difficultés ; ils s’étaient habitués à vivre aux Pays-Bas comme en pays conquis. Don Juan écrit au roi : « Ils ont fait des choses si viles et si extravagantes qu’il n’ose se dire Espagnol et qu’il ne sait s’ils le sont. » On réussit à grand’peine à les concentrer à Maastricht.

Le prince d’Orange avait refusé de faire publier l’édit perpétuel en Hollande ; il craignait que la noblesse catholique ne se ralliât à don Juan : « La seule différence, disait-il, entre le nouveau gouverneur et Albe ou Requesens, est qu’il est plus jeune, plus sot, moins capable de cacher son venin et plus impatient de plonger ses mains dans le sang. » Don Juan avait pris une garde flamande et avait de bonnes paroles pour tout le monde : « Don Juan surpasse Circé, lit-on dans une lettre du temps. Tous les seigneurs sont enivrés de sa bonne grâce. » A Louvain, il se mêlait aux fêtes populaires et se laissait proclamer roi de l’arbalète. Il savait bien que rien n’était réellement gagné tant qu’il n’aurait pas conquis le prince d’Orange, « le pilote qui guidait la barque. » Et celui-ci tenait avant toute chose à la liberté de conscience. Or, cette liberté faisait horreur à don Juan ; plutôt que de l’accorder, il écrit à Philippe qu’il aimerait mieux mourir, « et si les royaumes et les provinces m’appartenaient, je les laisserais submerger et perdre tout entiers plutôt qu’en aucune de leurs parties on eût une religion différente de celle que je professe. » Il est tout résigné à voir les provinces où la réforme est maîtresse se séparer et changer de prince, « puisque Dieu lui-même leur est devenu si étranger, que de permettre quoi que ce soit pour les sauver. »

Le 1er mai 1577, il fit sa grande entrée dans Bruxelles, à cheval, entre l’évêque de Liège et le nonce du pape. Le duc d’Arscot commandait ses gardes. Les rues étaient décorées de drapeaux et de tapisseries ; les femmes jetaient des fleurs sur le héros de Lépante et sous les pieds de son cheval. Des chars le suivaient avec des figures allégoriques. Le bruit et l’éclat de ces fêtes ne trompaient point don Juan. Il fut obligé de se rendre devant les états-généraux et de prêter serment de maintenir l’édit perpétuel. Il se mit aux affaires avec l’ardeur qu’il portait en toutes choses, donnant des audiences à tout le monde et prenant à peine le temps de dîner.

Il était malade déjà depuis quelque temps ; il avait la fièvre et était fort amaigri. Il n’était point fait pour les soucis, les perplexités et le labeur sans fin de sa nouvelle position. L’hypocrisie de son rôle lui déplaisait, et il lui tardait trop d’en prendre un plus hardi.