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faire de telles chutes : ils ne s’élèvent pas à ces hasards. Mais il est certain aussi que la méprise la plus honorable est pourtant une méprise et qu’étreindre des nuées, si haut qu’il faille s’efforcer pour les prendre, est battre vainement l’air : nous devons dire quelle erreur a commise, dans son premier drame original, ce chasseur d’abeilles, expert aux églogues.

M. Aicard, dans Smilis, a cru toucher le dramatique, le délicat, le sublime : c’étaient de faux semblans. — Un homme d’âge mûr passe d’une tendresse quasi paternelle pour une jeune fille à l’amour ; par contre, il se trouve que l’attachement conjugal de la jeune femme n’est, en effet, que piété filiale, et bientôt c’est à un autre, plus rapproché d’elle par l’âge, qu’elle donne les sentimens dus à l’époux : quels mouvemens d’âme plus manifestes, quelle action morale plus énergique et comment souhaiter une plus propre essence de drame ? — La jeune fille était si pure qu’elle ignorait, acceptant le mariage, qu’elle acceptât de nouveaux devoirs : se peut-il rien de plus délicat ? — Enfin supposez que l’époux, frappé de respect autant que de surprise, épargne ce trésor d’innocence et que, non content de l’épargner, il le résigne, par une mort volontaire, aux mains de son rival : quoi de plus sublime ? — Or, à l’épreuve, ce qui semblait dramatique est inerte, le délicat tourne au déplaisant et le sublime au puéril : voilà, en trois mots, l’accident de Smilis.

M. de Kerguen, capitaine de vaisseau français, marié, père d’une petite fille, a recueilli sur les ruines d’un village grec un enfant du sexe féminin, âgé de deux ans à peu près, — c’était l’âge de sa fille ; — il l’a baptisée Smilis, d’on ne sait quel mot grec qu’elle bégayait en souriant ; il l’a ramenée en France. A son arrivée, il a trouvé sa femme et sa fille mortes ; il a mis Smilis dans le berceau vide, et, depuis, il l’a emmenée dans toutes ses traversées, dans toutes ses campagnes. Il l’a moralement adoptée, et tout son équipage avec lui : Smilis est la fille du bâtiment, — qui, après quinze années, est un vaisseau-amiral. L’amiral (ou vice-amiral) Kerguen, de la Comédie-Française, âgé de cinquante ans, a donc auprès de lui, dans sa préfecture de Toulon, Smilis, âgée de seize ans, comme les amiraux Salvador et Lorédan, de l’Opéra-Comique, avaient Zora, la perle du Brésil, et Haydée.

Quels sont, alors que ces personnages commencent d’exister pour nous, les sentimens de l’amiral pour Smilis et de Smilis pour l’amiral ? L’amiral aime encore Smilis comme un père, mais comme un père jaloux, et d’une jalousie qui déjà n’est pas seulement celle d’un père. Il arrive souvent qu’un homme admire la beauté de sa fille comme son ouvrage, qu’il en conçoive un tendre orgueil, et que, par un égoïsme ingénieux à se procurer des excuses, il retarde le moment de confier son bien le plus cher à quelqu’un de ces jeunes gens dont il se défie