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malade et que sa cécité se complique d’une de ces névroses qui, sans se manifester par des phénomènes extérieurs, impriment une certaine déviation aux fonctions de l’esprit. Comme parmi les voyans, il y a parmi les aveugles des êtres atteints d’une vanité que rien ne justifie et qui les rend désagréables dans le commerce de l’existence. Cette vanité est d’autant plus agressive, d’autant plus susceptible que l’aveugle est de basse extraction, qu’aux jours de son enfance il a servi de jouet à des camarades sans pitié, qu’il a été délaissé dans un coin des étables et enfermé au logis pendant que les gars allaient à « l’assemblée. » Il a été admis à l’Institut des jeunes aveugles, l’instruction qu’il y a reçue lui a fait croire qu’il s’emparait de la science universelle ; ses parens rustiques ont admiré les connaissances qu’il avait acquises ; il en a conclu qu’il était doué de facultés exceptionnelles puisque sa cécité ne l’empêchait pas de s’approprier des notions qui semblent être le privilège de la vue. Une telle opinion de soi-même suscite l’esprit de révolte et engendre la paresse. Anne Bergunion en fit l’expérience.

Il lui fallut plus que de la patience pour supporter l’insupportable caractère des nouvelles pensionnaires, qui, sous prétexte qu’elles étaient aveugles, se refusaient non-seulement au travail, mais à toute occupation, s’ingéniaient en exigences inattendues et ne voulaient recevoir de services que d’Annette elle-même. Loin de prendre part aux exercices de piété, elles les tournaient en dérision, et lorsqu’on appelait un prêtre pour les morigéner, elles riaient et s’en allaient en fredonnant une ariette. L’ouvroir s’était développé ; trente-cinq fillettes l’occupaient et les deux aveugles devenaient un exemple dangereux. Ce fut à force de maternité qu’Anne Bergunion finit par pénétrer ces âmes récalcitrantes ; par des soins de toute minute, par des cajoleries, des louanges dès qu’il n’y avait plus à blâmer, par une intarissable bonne humeur, elle les assouplit si bien qu’elle leur confiait de jeunes enfans à instruire. Elle y avait mis le temps, mais rien ne l’avait découragée et elle avait réussi. « Quand la violence et la bonté jouent un royaume, a dit Shakspeare, c’est la joueuse la plus douce qui gagne. » Six autres aveugles lui furent adressées par l’institution ; trois d’entre elles avaient été renvoyées avec la note « indomptable. » L’expérience n’était plus à faire, elle fut renouvelée avec les mêmes résultats. Un homme qui a connu Annette me disait : « Elle possédait le don suprême, elle attendrissait les cœurs. » Elle avait la prescience aussi, car elle avait deviné le parti qu’elle pouvait tirer de ses aveugles pour elles-mêmes et pour les autres. Les soins du ménage leur étaient dévolus ; elles balayaient les dortoirs, retournaient les lits, faisaient la cuisine et les commissions ; elles peignaient, débarbouillaient,