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voyant est stupéfait. J’ai dit à une sœur aveugle : « Quel âge me donnez-vous ? » Sans hésiter, elle a répondu : « Vous avez dépassé soixante ans. » Elle a raison, je n’en puis douter. J’ai parcouru d’abord la partie de la maison qui est réservée aux religieuses, c’est d’une extrême sécheresse. Sans les hautes fenêtres qui s’ouvrent sur les jardins de Marie-Thérèse, on se croirait dans les cellules de Mazas, tant les chambrettes où les sœurs dorment isolées sont démeublées et d’espace restreint. Auprès du lit, une chaise en bois, une petite table ; une image collée au mur peint en jaune et c’est tout. Dans une des cellules j’aperçois une couchette supplémentaire ; elle est réservée à une fillette de cinq ou six ans aveugle, choréique, gâteuse, et qui jour et nuit exige des soins ; on l’adonnée en garde à l’une des sœurs voyantes, qui la fait dormir à côté de son lit, afin de pouvoir veiller constamment sur elle.

Le noviciat est une large pièce bien éclairée, découvrant d’un côté les cyprès du cimetière Montparnasse et de l’autre les lugubres bâtimens où vagissent les enfans trouvés. Des voyantes et des non-voyantes sont réunies ensemble, elles s’initient aux pratiques austères du mode d’existence qu’elles vont adopter, mais surtout elles font l’apprentissage des fonctions patientes, prévoyantes, maternelles qu’elles auront à exercer auprès des aveugles ; elles sont obligées, en quelque sorte, de spécialiser leur foi et de diriger leur charité vers un but étroitement déterminé. Il y a là toute une éducation à faire, et les meilleures institutrices sont les sœurs aveugles qui ont vieilli dans la maison, qui connaissent, par une expérience déjà longue les besoins, les mystères de la cécité, et qui savent que l’obscurité permanente résultant de l’infirmité modifie les sensations et donne parfois à la génération des idées une cause que les voyans ne soupçonnent pas. Quelque effort que fasse un voyant, quelle que soit l’intelligence qu’il développe, il lui est très difficile de comprendre la forme que revêtent les conceptions d’un aveuglée Le langage est le même et n’exprime point le même ordre d’idées : voir et toucher, pour l’aveugle, c’est tout un, et pour lui la beauté consiste dans la pureté des sons. Il y a donc là une interversion de l’action des sens qui déroute au prime abord et à laquelle on ne s’accoutume que par une lente pratique. Dans le noviciat, la double éducation se fait pour ainsi dire d’elle-même, par le contact permanent, par la vie commune ; les voyantes apprennent à penser aveugle, et les aveugles apprennent à penser voyant ; il en résulte que les valides interprètent ou plutôt devinent les infirmes avec facilité et qu’elles deviennent sans trop de peine ce que la mère Saint-Paul a voulu qu’elles fussent : les servantes de la cécité ; Du reste, dans la maison, tout a été prévu en faveur des aveugles ; les angles