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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/198

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très visibles et très gênans. Ces nomades se divisent en deux grandes familles, les Tekkés de Merv à l’orient et les Akkal-Tekkés dans les oasis au nord de l’Atrek ; ces derniers avaient pour base d’opérations le formidable camp retranché de Gœuk-Tépé, dans la principale des oasis, où ils rassemblaient leur butin. En 1879, on dirigea une première expédition sur ce point ; l’effort n’avait pas été mesuré aux difficultés à vaincre ; après un assaut malheureux, les Russes furent repoussés de Gœuk-Tépé avec des pertes sanglantes. Cet échec ébranla leur prestige dans toute l’Asie et l’on crut un moment que les Tourkmènes allaient jeter les envahisseurs dans la Caspienne. On rassembla en hâte une vingtaine de mille hommes au Caucase ; l’année suivante, le brillant général Skobélef fut chargé de rétablir les affaires. La précédente expédition avait perdu ses chameaux jusqu’au dernier ; avant d’entrer en campagne, on reconnut la nécessité de construire un chemin de fer de la Caspienne aux oasis pour assurer les communications de l’armée. Il s’agissait d’apporter des usines du Volga, au prix de trois transbordemens, tout l’armement de la voie, les machines, les traverses et le combustible, sur une plage de sables mouvans, déserte, sans bois, sans eau. Le génie militaire parvint à vaincre ces difficultés en quelques mois ; à l’automne de 1880, le premier tronçon de la ligne était livré ; en 1881, elle atteignait Kizil-Arvat, entrée des oasis, après un parcours de 225 kilomètres, depuis son point d’attache au golfe Michel. Cette partie de la steppe tourkmène, riveraine de la Caspienne, n’est qu’une prolongation du désert de Kara-Koum, des dunes de sable toujours en marche sous l’action du vent, sans un seul puits d’eau potable. Il fallut, au début, transporter de Krasnovodsk, par mer, l’eau douce nécessaire aux besoins de la ligne. Tant d’obstacles vaincus grandirent encore l’impression produite sur l’imagination des indigènes, quand la première locomotive foula la vieille terre d’Asie ; nous avons entendu conter aux ingénieurs la surprise des nomades, lorsqu’ils virent le dragon de feu courir dans la solitude, sur les sables où tanguait jusque-là le pacifique « vaisseau du désert. » — A partir de Kizil-Arvat, le prolongement de la voie dans les riches oasis ne serait plus qu’un jeu.

Skobélef trouva trente à quarante mille Tekkés enfermés dans le camp de Gœuk-Tépé, derrière des retranchemens en terre qui rappelaient les ouvrages de Plevna, de fatale mémoire. Il dut ouvrir un siège en règle, avec tranchées et parallèles, et perdit beaucoup de monde dans les engagemens corps à corps que recherchait l’assiégé, inférieur par l’armement. Le général Pétroussévitch, auteur des savans rapports à la Société géographique du Caucase qui nous ont servi pour ce travail, fut tué dans une de ces rencontres. Enfin, dans la nuit du 12/24 janvier 1881, Skobélef lança ses colonnes d’assaut sur la